Restauration
Les restaurateurs sont au régime sec depuis un an. Les salles étant fermées et l'accueil des clients prohibé, les plateformes de livraison ont dû prendre le relais. Ce nouveau modèle de consommation a entraîné la création d'un nouveau laboratoire d’expérimentation : les « dark kitchens ».

Dark kitchen : ce terme n’est peut-être pas encore rentré dans le Larousse 2021, mais dans la start-up nation, il devient monnaie courante. Une dark kitchen, ou cuisine fantôme pour les puristes, se définit comme un espace entre 300 et 1000 mètres carrés qui n’a pas de salle, ni de clients à l'intérieur. À l’image des entrepôts Amazon. Seuls des cuisiniers sont présents sur place pour préparer différents plats issus de plusieurs marques. «Ce sont soit des restaurateurs qui possèdent déjà des cuisines mais qui souhaitent rentabiliser leurs loyers en faisant appel à des dark kitchens, soit des centres de cuisson qui permettent à des marques de se développer. Sur le papier, aucune marque n’est reconnaissable, dans le même four à pizza peuvent cuire des pizzas de plusieurs marques», informe Ugo Jandrain, partner de l'agence de communication food Dupont Lewis. Ces restaurateurs passent ensuite par des plateformes de livraison de type Uber Eats ou Deliveroo et leur reversent une commission de 30 à 35% sur chaque repas livré, contre 25 à 30% en temps normal. 

Ce phénomène, plus urbain que rural, a d’ailleurs été initié par les plateformes de livraisons. Après Saint-Ouen et Courbevoie, Deliveroo installe sa troisième dark kitchen en région parisienne, à Aubervilliers. Un espace de 600 mètres carrés pouvant accueillir huit marques mais que la plateforme britannique préfère appeler Cuisine Éditions. En France, Deliveroo en dénombre une centaine tandis qu’Uber Eats en recense 1500. «Les consommateurs ont plutôt tendance à dire “on se fait un Deliveroo ?” pour parler d'une commande McDo, par exemple. Le prestataire logistique devient la marque. Dans quelle mesure Uber et Deliveroo ne vont pas pousser leur propre burger sur les algorithmes de leurs plateformes ?», s'interroge Yves Marin, associé du cabinet de conseil Bartle.

Nombreux sont les petits malins à avoir senti le filon. Not So Dark en fait partie. Cette start-up spécialisée dans la foodtech, créée il y a deux ans à peine, a effectué une levée de fonds à hauteur de 20 millions d’euros. «Nous avons compris le modèle petit à petit en créant dix marques virtuelles dont la plupart sont entrées dans le top 15 des marques les plus achetées des plateformes de livraisons. Et nous allons ouvrir entre 30 et 35 cuisines virtuelles d’ici la fin d’année», annonce Clément Benoit, cofondateur. Derrière les promesses de cuisines méditerranéennes et asiatiques vendues sous les noms Gaïa, Como Kitchen ou Maison du Dumpling, se cache en fait cette start-up. Des marques inexistantes en dur, qui tendent à s’imposer face aux grandes filiales. «On essaie de prévoir la tendance de demain, en plus de rechercher des verticales food qui ne sont pas encore représentées, autres que le sushi et le burger. Une fois l’idée créée, on sélectionne le meilleur chef, on teste sur des groupes puis on trouve à cette cuisine une identité de marque. En ce moment, on travaille sur quatre ou cinq marques en parallèle», ajoute-t-il. Une manière de duper le consommateur car sur le papier, ils ont les atours d’une enseigne de restaurant classique. Mais qu’en sera-t-il sur le long terme ? «Je pense qu’il sera difficile d’ancrer et de construire un univers de marque basé sur les expériences clients, comme Five Guys ou Big Fernand, pour des marques 100% digitalisées», analyse Ugo Jandrain.

Prohibition 

Ces commerces de sous-sol rappellent sans le vouloir le temps de la prohibition. «Pour l’instant, on est sur une sémantique de l’underground. Comme avec le dark web, ce terme fait un peu peur. Il y a tout un storytelling à trouver, montrer qu’ils concilient prix et chaîne de valeur par exemple», avance Yves Marin. «Je perçois la méconnaissance des consommateurs, c’est pour cela que nous communiquons beaucoup, sur nos mesures d’hygiène notamment. Dans chaque dark kitchen, nous avons un responsable hygiène. Je pense qu'il est 1000 fois plus sûr de recevoir une commande de dark kitchen que du petit resto de quartier car nous avons beaucoup plus de contraintes», lance Clément Benoit.

Ce laboratoire encore expérimental soulève tout de même quelques questions. Qu’en sera-t-il de ces marques quand la vague du «rester chez soi» sera terminée ? «C’est une question qui revient en permanence. Pendant cette crise, beaucoup de restos ont proposé un service de livraison. Même si l'offre va se rétrécir lorsque la situation reviendra à la normale, le nombre de clients captés restera le même. Demain, lorsque les restaurateurs vont reprendre leur activité principale, on récupérera leurs clients car ils ne pourront pas assurer et le service en salle et le service en ligne», avance le cofondateur de la start-up. Comme le prédisait l’économiste Schumpeter, l’ouverture d’un nouveau cycle économique se fait au détriment d’anciens.

En effet, sur fond de pandémie mondiale, teintée de couvre-feux et de confinements, les propriétaires de restaurants tirent la langue. Même si un espoir de réouverture des terrasses se profile d’ici la mi-mai, cela fait presque un an que les salles sont fermées au public. Seule la livraison de repas à domicile permet à certains restaurants de garder le cap. «La restauration a pris une claque, les gens rebondissent face à une crise. C'est un instinct de survie ou de réinvention», explique Ugo Jandrain. Dans les grandes villes de France, cette option a augmenté de 47% entre 2018 et 2020, selon le cabinet de conseil spécialisé dans la restauration hors domicile Food Service Vision. Toujours selon ce cabinet, en 2024, la livraison à domicile pourrait représenter 19% du chiffre d'affaires de la restauration commerciale et peser près de 10,3 milliards d'euros en France. Tapis dans l’ombre, les chefs reviennent sur le devant de la scène et réclament leur dû. «Les chefs se mobilisent et élèvent leurs voix pour rappeler les besoins du fait-maison, la nécessité de transparence quant à ce qui se passe à l’intérieur, et une législation claire. Il fut un temps où les food trucks foutaient les boules aux restaurateurs, désormais ce sont les dark kitchen», rappelle Yves Marin. La roue tourne.

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