Un attentat terroriste de la pire barbarie à un mois du premier tour de l'élection présidentielle le 22 avril 2012. Un candidat non déclaré donné gagnant, 18 mois avant l'échéance, puis hors jeu car accusé de tentative de viol. Tuerie de Toulouse, affaire DSK: à l'aune de ces événements, l'élection présidentielle de 2012 échappe à tout référentiel, dix ans après le 21 avril 2002 qui voyait Jean-Marie Le Pen, président du Front national, passer le cap du premier tour.
Avec ces événements spectaculaires mais une campagne considérée comme ennuyeuse par les Français, cette élection correspond également à un tournant pour les instituts de sondage spécialistes de l'opinion, du fait de changement de nombreuses variables, à commencer par l'augmentation du nombre d'intervenants, l'essor d'Internet, la surabondance de sondages.
Avec la fragmentation des médias, les chaînes d'information ou encore Internet, les besoins ne se concentrent plus uniquement sur les grands médias. De nouveaux sondeurs peuvent tenter leur chance. Avant 2007, on évoquait «la bande des six» -BVA, CSA, LH2, Ifop, Ipsos et TNS Sofres-, les six instituts ayant développé une expertise en matière d'opinion et produisant des intentions de vote.
Depuis, Opinion Way et Viavoice ont rejoint le club, suivi dernièrement par Harris Interactive et dans une moindre mesure par Mediaprism, filiale du groupe La Poste qui produit des enquêtes d'opinion politiques mais pas d'intentions de vote (lire le sous-papier). Neuf instituts se disputent donc aujourd'hui le marché.
Au-delà de cette segmentation des médias, c'est bien l'avènement d'Internet et l'essor des études en ligne qui ont permis à ces nouveaux acteurs de faire leur entrée. Si Internet soulève encore des questions méthodologiques concernant la fiabilité des déclarations par rapport aux méthodes éprouvées du face-à-face et du téléphone, et si tous les instituts n'y recourent pas systématiquement, surtout pour les intentions de vote, ce média constitue un mode de recueil souple et efficace qui fait l'objet de toutes les attentions.
Sans Internet, Opinion Way, pionnier en la matière, n'aurait pas émergé. Et Harris Interactive, encore absent du secteur opinion il y a 18 mois, n'aurait pas rejoint aussi vite le cercle très fermé des instituts aptes à conduire une soirée électorale, en l'espèce pour M6 dont il a remporté l'appel d'offres. Sans Internet encore, Médiaprism, spécialiste de la connaissance client, n'aurait jamais imaginé investir le terrain politique.
«Au départ, notre pôle opinion se positionnait sur les faits de société. Mais l'actualité électorale nous a entrainés vers la politique et nous avons lancé en février dernier Communavox, un access panel de 10 millions d'internautes interrogés quotidiennement sur des sujets d'actualité et de politique», explique Frédérique Agnès, la présidente de Mediaprism.
En termes de comportement et de consommation de l'information, Internet a aussi modifié le rapport au temps. «Avec Internet, Facebook, Twitter, le mobile, l'information en continu, on a basculé dans une époque de l'immédiateté, résume Elisabeth Martine-Cosnefroy, qui fut directrice de l'institut CSA pendant dix ans. Les intentions de vote n'échappent pas à ce besoin d'être informé en temps réel.»
Sous le signe de la tension et de l'hyperréactivité
L'arrivée d'une nouvelle génération de votants, née avec Internet et réputée pour sa versatilité, ajoute à la complexité. Sans compter les indécis estimés à un tiers des électeurs. «Avant, on était tranquille, il y avait le vote contestataire et le vote extrême, raconte Elisabeth Martine-Cosnefroy, fondatrice du cabinet Adequation Research et représentante d'Esomar pour la France. Depuis 2002, avec un Le Pen au premier tour, non identifié, et une désimplication de l'opinion, les sondeurs sont sur des sables mouvants car les lois statistiques ne sont plus immuables.»
Pour elle, les clés de redressement appliquées en tenant compte de facteurs antérieurs ne sont plus aussi pérennes. «Le nombre de sondés qui déclarent ne pas avoir arrêté leur choix et qui ne votent pas obligent les sondeurs à une forme d'équilibrisme en fournissant en réalité les intentions de vote de ceux qui ont bien voulu répondre», remarque-t-elle. Et d'ajouter: «Comme les opinions sont plus instables, les sondeurs ont besoin de mesurer au jour au jour pour créer de la précision et stabiliser les interprétations et les tendances.»
On l'aura compris, pour les instituts de sondages, cette élection est placée sous le signe de la tension et de l'hyperréactivité avec une progression exponentielle du nombre de sondages. Pourquoi cette démultiplication des enquêtes? Au-delà de la volonté de satisfaire la connaissance, il s'agit pour le sondeur à la fois de prendre des parts de voix, de répondre aux exigences d'audience et de contenus de ses partenaires médias, et d'assurer l'engagement de visibilité promis à ses sponsors entreprises qui financent une bonne partie des enquêtes. Si les sommes engagées par ces sponsors, à l'instar de Logica pour Ipsos, Sopra Group pour TNS Sofres ou Fiducial pour Ifop, sont tenues secrètes, on sait qu'elles peuvent dépasser les 60% du coût d'une enquête, voire davantage.
La course à la notoriété
Cette débauche de sondages s'explique aussi par des stratégies propres à chacun des instituts, qui veulent profiter de cette fenêtre de tir pour gagner en visibilité et affirmer leur positionnement. A ce petit jeu, les challengers sont toujours les plus prolixes, comme Harris Interactive, nouveau venu qui veut imprimer sa marque, ou l'institut CSA, qui veut revenir en force sous la houlette de son nouveau président Bernard Sananes, son équipe historique étant dispersée.
Les leaders de l'opinion, TNS Sofres et Ipsos, participent de plus loin à cette course à la notoriété. «Pour TNS Sofres, les périodes électorales ne sont qu'un prolongement de notre activité, indique Edouard Lecerf, son directeur général. Notre position est de veiller à notre équilibre économique et de ne pas rechercher de la visibilité à tout prix, car les enquêtes ont un coût.»
C'est sans doute ces différences de taille et de positionnement qui font dire à Brice Teinturier, de l'institut Ipsos, que les élections ne sont pas si juteuses, quand Patrick Van Bloeme, d'Harris Interactive, y voit, lui, une source de profit. «Ce n'est pas qu'une vitrine, on gagne de l'argent», lance-t-il. Pour mettre tout le monde d'accord, on dira que ce qui est rémunérateur, ce ne sont pas les sondages publiés mais les enquêtes confidentielles réalisées pour les candidats. En revanche, tous les sondeurs conviennent qu'une élection présidentielle procure un bénéfice d'image et de notoriété qui retentit sur leurs autres activités.
C'est «le» rendez-vous à ne pas rater. Il y va de sa réputation et de sa crédibilité. C'est le moment où il faut redoubler de pédagogie, démontrer son expertise en statistique et sciences humaines, sa capacité d'analyse et ses qualités de conseil et d'accompagnement. Autant dire qu'au-delà des outils, l'incarnation par une figure reconnue experte, à la fois sondeur et politologue, est essentielle pour briguer les partenariats médias leaders, et particulièrement la soirée électorale sur les chaînes de télévision.
En ordre de bataille pour la présidentielle
Une campagne présidentielle ne s'improvise pas, elle s'anticipe. Dès 2010, les stratégies de recrutement et de consolidation des équipes se sont déployées dans un fol mercato. Ainsi, absent des plateaux télévisés aux élections européennes de 2009 et aux régionales de 2010, après le départ de Pierre Giacometti fin 2007, Ipsos recrute, en juin 2010, Brice Teinturier alors chez TNS Sofres, qui doit se réorganiser autour d'Edouard Lecerf, de Guénaëlle Gault et d'Emmanuel Rivière, codirecteurs du département opinion.
A l'automne 2010, Harris Interactive, décidé à pénétrer ce marché identifié comme source de croissance et de légitimation, structure un pôle opinion en débauchant Jean-Daniel Lévy chez CSA, qui fait appel à Jérôme Sainte-Marie, qui avait quitté BVA en 2008 où Gaël Sliman lui avait succédé. A l'Ifop, l'équipe reste inchangée et conduite par le directeur général adjoint Frédéric Dabi et le directeur opinion Jérôme Fourquet. Idem chez Opinion Way, avec Hugues Cazenave et Bruno Jeanbart. De son côté, François Miquet-Marty a cofondé Viavoice en 2008, après avoir quitté LH2 où Adélaïde Zulfikarpasic dirige le département opinion.
Reste ensuite à conquérir les médias. Le Parisien a fait l'objet de toutes les convoitises. Après dix ans avec CSA, le quotidien avait suivi Jean-Daniel Lévy chez Harris Interactive pour repartir avec BVA qui a également la presse régionale. Libération travaille avec Viavoice, Le Figaro, les Echos et Radio Classique marchent avec Opinion Way. LH2 accompagne Le Nouvel Observateur, Ipsos Le Point et Le Monde. Pour TNS Sofres, c'est Canal+. Ifop est partenaire du groupe Lagardère. Tous interviennent ponctuellement sur de nombreux titres.
«Le Graal, c'est la soirée électorale», lance Bernard Sananes qui a tenu son pari. CSA retrouve ainsi les plateaux avec BFM TV, qui partagera ses estimations avec Canal+ et i-Télé. France Télévisions renoue avec Ipsos après avoir travaillé en 2009 et 2010 avec Sofres, ce qui revient à poursuivre sa collaboration avec Brice Teinturier. TNS Sofres sera donc chez TF1. Déception pour BVA, Opinion Way (sur TF1 en 2009 et 2010) et l'Ifop, qui était partenaire de M6 en 2007 mais cède sa place à Harris Interactive. «Conduire des estimations sorties des urnes c'est un gage de compétence pour les clients hors politique», indique Hugues Cazenave, cofondateur d'Opinion Way.
La recherche effrenée de reprise médiatique
Dans une telle séquence médiatique, l'occasion pour les instituts est aussi de démontrer leur capacité à échapper à la banalisation des outils. L'enjeu est alors de se différencier pour profiter à plein de «cette formidable chambre d'écho», comme le dit Frédéric Dabi, de l'Ifop. A cet égard, il planche sur les primo-votants pour l'Association nationale des conseils d'enfants et de jeunes (Anacej) et il est le seul à avoir mis en place avec Paris Match, Europe 1, Public Sénat et Fiducial, un rolling pool quotidien.
«Le rolling lisse les effets de conjoncture et permet un suivi plus fin de la campagne, explique-t-il. Par ailleurs, il assure une prise de parole permanente, ce qui correspond bien à l'urgence médiatique et à l'attente du grand public.»
Etre le premier institut à saisir une tendance est un autre moyen d'obtenir une reprise médiatique forte, mais toujours avec le risque de prendre des coups. En annonçant, le 23 mars, que Jean-Luc Mélenchon était devenu le troisième homme de manière symbolique compte tenu de la marge d'erreur, Gaël Sliman, de BVA, ne s'est pas attiré les foudres mais est, au contraire, sorti du lot. Ce n'est pas le cas de l'Ifop, qui annonçait le 13 mars un croisement des courbes d'intentions de vote au premier tour en faveur de Nicolas Sarkozy à 1,5% de François Hollande, sans que soit mise en avant la marge d'erreur de 2,4%.
Certes, ce «croisement des courbes» reste associé à l'Ifop mais comme il a été aussitôt contredit par un sondage TNS Sofres et pas reconfirmé par l'Ifop, cela a valu à l'institut de se faire épingler aux Guignols de l'info dans un sketch mettant en scène Laurence Parisot, présidente du Medef et propriétaire de l'Ifop.
Le sondage d'Harris Interactive, en mars 2011, donnant Marine Le Pen en tête du premier tour avait, lui, suscité une très vive polémique mais pas de soupçon de collusion. Jérôme Sainte-Marie, de CSA, n'avait pas hésité dans les colonnes de Libération à mettre en cause Jean-Daniel Lévy: «On se bat comme des diables pour montrer que les sondeurs sont des gens sérieux et là, le bonhomme nous ridiculise... On ment délibérément pour avoir de la reprise médiatique.»
Edouard Lecerf, de TNS Sofres, n'avait pas caché son courroux sur le plateau d'i-Télé, lançant: «On est dans le pire de ce que l'on peut faire en termes de non réflexion sur notre responsabilité.».
Un an après, Marine Le Pen est en troisième position au premier tour et Harris Interactive tire un bilan positif. «Nous avons bien géré cette crise, confie Patrick Van Bloeme. Harris Interactive a été la marque la plus citée pendant plus de 72 heures. Certes, nous avions anticipé un choc politique mais pas l'ampleur du phénomène médiatique ou la remise en cause de notre intégrité professionnelle par un de nos confrères. Nous avons défendu nos méthodes, et les estimations qui ont suivi ont été confirmées, ce qui a fini de convaincre les politiques du sérieux de nos techniques d'échantillonnage.»
Des outils pour se démarquer
Au-delà de cette course à l'audience, Brice Teinturier, directeur général délégué d'Ipsos, considère que «ces opérations en période électorale sont aussi l'occasion, au-delà de la recherche d'audience, de construire un positionnement en mettant en place des outils innovants valorisant la compréhension et l'analyse».
C'est ce qu'il a fait avec Présidoscopie, un outil stratégique de suivi de campagne. En l'espèce, un échantillon de 6 000 électeurs interrogés régulièrement sur leurs intentions de vote permettant de comprendre les électeurs-changeurs. «Nous nous sommes associés au Monde, aux chercheurs du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) ainsi qu'à des think tank de tout bord, comme la Fondation Jean-Jaurès et le plus libéral Fondapol, explique-t-il. Ce qui est important et valorisant pour redire notre indépendance et notre valeur ajoutée.»
«Avec notre site Web le Lab 2012, nous tenons aussi à exprimer notre expertise, précise Edouard Lecerf, de TNS Sofres. Ce portail de référence délivre un contenu très riche en études, données, paroles d'experts, nouveaux outils, comme le Pulse qui prend le pouls de l'opinion sur Twitter.» Pour Bernard Sananes, «le produit vitrine chez CSA, ce sont les notes d'analyse qui croisent opinion et société, et vise à démontrer l'approche transversale d'analyse et de conseil défendue par l'institut».
Pour sa part, Opinion Way, positionné sur l'innovation, aurait l'intention, selon son directeur général délégué Charles-Henri d'Auvigny, de «publier avant le premier tour les résultats bruts avec les méthodes de redressement». Cette initiative, qui met «les pieds dans le plat», touche au cœur des sujets (marge d'erreur, bilan des modes de recueil...). De quoi nourrir les débats post-électoraux!
Encadré
Mediaprism, de la connaissance client aux études d'opinion
Signe des temps, Médiaprism, filiale de Mediapost, spécialiste de la connaissance client, investit la politique... mais pas (encore) les intentions de vote. Expert de la «data» avec une base de 36 millions de Français, le groupe de marketing services anime deux programmes communautaires: Email & vous (10 millions d'internautes) et Je pense aux autres (20 millions d'internautes), et a décidé de créer en 2009 un pôle études et opinion, confié à Laurence Billot-David, directrice d'Ipsos Media. Une étape supplémentaire est franchie en février 2012 avec Communavox, un access panel de 10 millions d'internautes, appelés à donner quotidiennement leur avis sur l'actualité et la politique. «Ce rendez-vous politique s'inscrit dans notre stratégie d'entreprise et permet à Mediaprism de démontrer sa valeur ajoutée liée à sa capacité de veille et d'introspection de la société dans ses questionnements, ses choix et ses attentes», explique sa présidente, Frédérique Agnès. Médiaprism travaille pour le Laboratoire de l'égalité, Lejournaldesfemmes.com, et a noué un partenariat avec TNS Sofres dans le cadre de CQFD, l'émission politique d'i-Télé. Régulièrement, ses résultats sont repris par l'AFP. Médiaprism s'est même payé le luxe de sonder sa base concernant le sondage de l'Ifop annonçant, le 13 mars, le croisement des courbes du premier tour en faveur de Nicolas Sarkozy, et indiquait que 43% des Français pensaient que c'est un chiffre à ne pas considérer et 20% que c'est un effet «post-Villepinte» qui va s'atténuer.