Management

L’inflation inhabituelle de ces derniers mois grignote le pouvoir d’achat. Aussi, les salariés sont-ils de plus en plus nombreux à jouer la carte de la multi-activité, un plein-temps et un job. Mais, chut !

Novembre 2022. Publication d’une statistique, signée Qualtrics, qui ressemble fort à un pavé dans la mare : « 21 % des actifs en France ont un deuxième emploi ». En outre, 20 % envisagent d’en chercher un, ce qui signifie que plus de quatre actifs sur dix « ont envisagé d’occuper plusieurs emplois pour joindre les deux bouts », peut-on lire dans l’étude de cette société américaine experte en gestion de l’expérience. « Quand on parle de deuxième emploi, immédiatement le monde anglo-saxon vient à l’esprit, remarque Douglas Rosane, directeur du développement de l’expérience collaborateur à Qualtrics France. On en parle aujourd’hui dans l’Hexagone, mais on ne part pas de rien. Dans les années 2010, la version plutôt cool du “slashing” était connue, à hauteur de 10 % des actifs. Avec une bonne dose d’inflation, c’est quatre fois plus. Et on parle là d’un premier emploi à plein temps. Est-ce le signe d’une évolution du modèle français ? ».

Il est encore trop tôt pour le dire. Début 2023, d’autres études sont venues confirmer la poussée de ce phénomène. Selon la 20e édition de l’étude Workmonitor de Randstad, en France, 15 % des répondants (25 % au niveau mondial) ont décidé de prendre ou de rechercher un deuxième emploi pour mieux faire face à l’augmentation du coût de la vie. Ce chiffre passant à 27 % pour la génération Z (30 % au niveau mondial), contre seulement 8 % pour les baby-boomers (17 % au niveau mondial). « C’est le retour du “travailler plus pour gagner plus” », commente Quentin Guilluy, cofondateur et CEO d’Andjaro, qui a commandité une étude qui abonde dans le même sens.

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Un DRH raconte : « L’un de mes salariés dormait à son poste. Après quelques minutes de discussion, il a fini par parler de son activité de chauffeur, le soir, de quelques heures. Mal à l’aise, il était complètement fatigué. Il fait ça pour l’argent, pas pour le plaisir. Ce collaborateur compte parmi cette population en difficulté qui fait ce qu’elle peut. Difficile de le condamner. Mais même les cadres ont du mal. » Un témoignage recueilli sous couvert d’anonymat, tant les langues se délient difficilement. « On en parle entre nous de ces sujets, reconnaît de son côté Alexis Berthel, DRH du groupe Panthera, spécialisé sur les problématiques de sécurité, et par ailleurs président du conseil des Prud’hommes d’Aix-les-Bains. Quand on voit augmenter le coût moyen d’un caddie, on se doute que cela existe. »

Va-t-on vers une évolution du monde du travail consistant à juxtaposer les activités professionnelles ? Le sujet reste tabou. « Pour les salariés, les entreprises, mais aussi pour le gouvernement, c'est le signe que quelque chose cloche dans sa politique, s’agace Ibrahima Fall, professeur associé à l’Essec, par ailleurs président-fondateur d'Hommes & Décisions. La quantité de travail est très souvent évoquée, mais le sujet de la qualité du travail, et donc de la rémunération, devrait être aussi mis en exergue. » Il s'agit d'une vraie fracture pour Jean Pralong, professeur à l’EM Normandie : « Les employeurs s’affranchissent ainsi de l’obligation de verser un salaire qui permet à leurs collaborateurs de vivre décemment. Ça fait partie des digues morales qui disparaissent. »

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Professeur émérite à HEC, Charles-Henri Besseyre des Horts parle de « décrochage ». Loic Douyère, directeur associé de Florian Mantione Institut, cabinet de conseil RH, préfère le terme de « bascule ». « Jusque-là, ce cumul était circonscrit aux emplois manuels, analyse Loic Douyère mais l’effet tache d’huile est perceptible. De plus en plus de cols blancs sont concernés, avec le travail à distance. » Ainsi peut-on retrouver des métiers de première ligne, avec des trous dans leurs plannings, comme le service à la personne, le nettoyage, l’hôtellerie, mais aussi des professions intellectuelles, des informaticiens, des juristes, des rédacteurs, graphistes, directeurs artistiques…

« S’il y a urgence aujourd’hui, la technologie et le travail à distance ont complètement rebattu les cartes », explique Lara Bertola, professeur en management des organisations à Rennes School of Business. Le chiffre record de création d’entreprises (1,07 million) en 2022 – dont 61 % via le statut d’auto-entrepreneur - n’est peut-être pas un si bon signe que cela. Selon l’Urssaf, 23 % d’entre eux pratiquent le cumul, avec un emploi dans le privé. La vitalité des inscriptions auprès des différentes plateformes de free-lancing (Malt, Freelance.com…) traduit aussi cette tendance. Autre exemple : 17 500 nouveaux inscrits ont été enregistrés chez Uber France en 2022 contre 13 000 en 2021. 76 % pointent l’inflation comme l’un des moteurs de leur décision, une première. 40 % des chauffeurs roulent moins de 24h par semaine.

« Les RH vont devoir s’y faire, souligne Carolina Ringler, auditrice RH au sein du Top Employers Institute, dans un contexte de guerre des talents, pour élargir le bassin des candidats possibles. Je le vois comme quelque chose de positif. » Mais, dans quelles limites ? Pas plus de 48 heures hebdomadaires sont autorisées par le code du Travail, mais le salarié n’est pas tenu d’en informer son employeur. « Avec une courbe des actifs qui marque un plateau, explique Éric Gras, senior evangelist à Indeed France, les tensions sur le marché vont perdurer pendant 20 ou 30 ans. Aussi, on n'en est qu’au début des cumuls. »

« La remise en cause est universelle »

Trois questions à Samuel Durand, auteur de Time to work, documentaire sur le rapport au travail, sur les écrans à compter du 4 avril 2023

Le cumul emploi/second job vous surprend-il ?

Je l’ai observé aux États-Unis, ou au Canada, voire au Vietnam, au cours des différents voyages que j’ai pu effectuer depuis trois ou quatre ans. Outre-Atlantique, de mémoire, cette pratique concerne près de 40 % des actifs. Ce n’est pas du tout dans les mêmes proportions qu’en France. Dans l’Hexagone, ce mouvement croît avec ceux qui ont des difficultés face au coût de la vie, mais aussi avec ceux guidés par l’envie de faire plusieurs choses de leur vie, pas assez nourris intellectuellement par leur première activité.

Est-ce le signe que la réduction du temps de travail, dont on parle beaucoup, ne reflète pas les aspirations de la plupart des actifs ?

Le travail n’est pas vu par tous comme une corvée dont il faut se débarrasser. Au-delà des métiers ou des secteurs différents, cohabitent plusieurs façons d’envisager le travail. Commerçants, artisans, entrepreneurs… vivent un vrai engagement, avec des temps de travail qui dépassent très largement les 35 heures. Le travail est constitutif de l’identité. Dans Time to work, un parallèle est d’ailleurs fait avec les sportifs de haut niveau.

La France est traversée par un mouvement de remise en question du rapport au travail. Est-ce une spécificité nationale ?

La remise en cause est universelle. Je l’ai retrouvée dans la dizaine de pays visités. Mais elle s’exprime plus violemment en France qu’ailleurs, avec des manifestations sur la valeur du travail. Entre la pression exercée au Japon, et la séparation nette en Suède, il n’y a pas de bonne recette.

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