Le monde des ressources humaines est traversé – voire secoué – par le phénomène du « conscious quitting », ou la démission consciente. Elle concernerait déjà un tiers des actifs.
Today’s Isms. Cet ouvrage de William Ebenstein, publié dans les années 1970, a marqué des générations d’étudiants de science politique. On devrait peut-être s’atteler aujourd’hui à son pendant en marketing RH, avec les « today’s ings ». Car, après les « quiet quitting » [démission silencieuse] ou « quick quitting » [salariés qui restent en poste pendant un an] qui s'ajoutent au « team building » [activité de cohésion d'équipe], place au « conscious quitting ». Si l’expression – qualifiée de « verbiage de pseudos intellos » par Gaël Salomon, directeur général par intérim de Demos depuis janvier - n’est pas forcément répandue dans les entreprises, le ressenti est bien palpable. Et la problématique, bien ancrée. D’après un sondage réalisé en avril pour Génie des Lieux, entreprise designer d'espaces de travail, plus de 68 % des salariés déclarent qu’ils ont déjà pensé à démissionner de leur société quand celle-ci ne correspond pas à certaines de leurs valeurs. Parallèlement, selon un sondage Odoxa-FG2A, paru le 3 mai dans Capital, pour 78% des actifs, l’implication RSE d’une entreprise « aurait un impact important sur leur décision de la rejoindre ».
« Seuls 34 % des Français avouent avoir déjà quitté une société consciemment pour une question d’incompatibilité de valeurs. Quand on répond, on se voit toujours dans un costume de quelqu’un de bien courageux », relativise Stéphanie Guinet, responsable de la communication à Génie des Lieux. Mais, dans un marché tendu, voire de plein emploi, avec un taux de chômage des cadres de 4,1 %, ce tiers démissionnaire peut, malgré tout, compliquer la vie des chefs d’entreprise. « Ces collaborateurs partent dans des délais courts, sans négocier quoi que ce soit, sans même avoir une solution en vue, sans culbute de salaire en perspective, constate Luc Bretones, fondateur de NextGen, et sur des activités critiques pour la boîte, la relation clients, par exemple. Une forme de bras d’honneur ! »
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L’exercice semble à la mode. Gaël Salomon parle de « sujet ultra brûlant ». Mais, pour quelles valeurs démissionne-t-on ? La société Génie des Lieux a posé la question. Et la réponse peut surprendre. En effet, arrivent en tête les questions sociales (89 %), bien devant les problématiques environnementales (73 %), même si elles occupent aujourd’hui la scène médiatique.
Que veut-on avoir comme impact ? Telle est la première question proposée aux collaborateurs d’Ici Barbès, agence de communication implantée à Paris 19e, il y a quatre ans. D’autres ont fusé : comment la structure s’implante dans son environnement proche ? Comment peut-elle aider ? « Ce n’est pas une petite balle qu’on lance pour amuser la galerie, détaille Nicolas Petermann, son directeur général. On désilote en interne, on désilote aussi par rapport à l’extérieur. » L'agence accueille désormais des jeunes du quartier, hors des réseaux traditionnels, qui viennent découvrir la création, la production ou le planning… « On n’aurait pas eu les mêmes actions dans le 16e arrondissement », ajoute-t-il.
« L’entreprise dispose peut-être de leviers d’action plus opérationnels que les politiques, commente David Garbous, fondateur de Transformation positive, cabinet du changement en entreprise. Elle est agile, mais si le management n’est pas bon, alors cela peut créer effectivement des tensions en interne. Beaucoup font la Fresque du climat, avec l’impression d’avoir résolu le problème. C’est bien, mais pas suffisant. L'émotion décuple les énergies. » Et donc, parfois, les envies de partir, en cas d’inertie. En tout cas, pas chez The Good Company. « Chez nous, pas de conscious quitting », dit Luc Wise, fondateur de cette jeune agence, connue pour son engagement. Pourtant, la communication est souvent pointée du doigt. « On a fait des choix difficiles, commente-t-il, toujours avec fougue, en renonçant à certains projets. Un sujet “touchy” ? On met au vote. C’est une manière de limiter le conscious quitting. Le point de vue du citoyen est pris en compte. »
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Services ? Île-de-France ? Cadres ? Pour Hymane Ben Aoun, fondatrice d'Aravati by Humanskills et présidente de la Commission recrutement de Syntec Conseil, « ce mouvement touche d’autres populations que les enfants gâtés de l’économie, ou les jeunes générations qui ne veulent pas remettre en cause ce qui est fondamental à leur confort, comme le smartphone. » Il y a un effet tache d’huile qui se produit. « Apanage des grosses boîtes, la problématique touche aujourd’hui les petites et moyennes entreprises comme les entreprises de taille intermédiaire (ETI). Ce turn-over leur coûte une fortune, financièrement, en désorganisation, sur la relation client… », poursuit-elle.
Mais, ce changement d’état d’esprit génère aussi du chiffre d’affaires. « Cette quête d’alignement est souvent source de motivation pour effectuer un bilan de compétences, se réjouit Emeric Lebreton, fondateur d’Orient’action. Et, on partage son cheminement. On l’affiche. Or, avant, on pouvait passer pour un hurluberlu ! Mais, l’écologie est devenue noble, on peut aujourd’hui faire part de sa décision de quitter son entreprise pour non alignement avec ses valeurs. »
Trois questions à Fabrice Bonnifet, président du Collège des directeurs du développement durable (C3D), administrateur de The Shift Project et cofondateur du blog sur l'Entreprise contributive.
Croisez-vous des DRH qui se plaignent du « conscious quitting » ?
De plus en plus de collaborateurs, actuels ou de futurs, se posent la question de la sincérité des annonces faites par les entreprises. Les sujets RSE deviennent majeurs dans les préoccupations des salariés. Mais, de là à dire qu’ils vont quitter les entreprises pour ce motif, je n’y crois pas.
Qu’est-ce qui vous fait douter ?
L’herbe n’est pas forcément plus verte ailleurs. C’est ce que j’explique lors de conférences. Mieux vaut essayer de changer les choses de l’intérieur. Mieux vaut jardiner dans son jardin plutôt que d’aller voir ailleurs, sauf à aller dans une organisation non gouvernementale (ONG)… La possibilité de prendre la parole est réelle. Des collectifs se mettent en place. Est-ce suffisant pour faire basculer le modèle des affaires ? Selon le secteur d’activité, c’est plus ou moins compliqué. Toutes les sociétés ne se trouvent pas du côté des solutions.
Que faut-il dire alors, et notamment aux jeunes générations ?
Se poser la question de la vitesse à laquelle l’entreprise se transforme – et la prise de conscience est planétaire - est légitime. Pour autant, il n’y a pas de grandes différences entre celles qui ont commencé à le faire avant et celles qui s’y collent maintenant. Se réinventer, développer des business models alternatifs nécessitent de tels investissements... Il aurait fallu se lancer il y a 50 ans pour lisser les efforts de la transformation. Mais, depuis 2019, cela n’a jamais autant foisonné, depuis que le changement climatique se voit. Cela devient de plus en plus compliqué pour les cyniques.