Véritable coup de tonnerre, la dissolution a basculé le pays dans une campagne législative express qui est débattue jusqu'à la machine à café. D’acteurs économiques, les entreprises deviennent citoyennes, non sans un sentiment de malaise.

« La direction ne souhaite pas répondre, car le sujet est un peu ʺtouchyʺ. L’agence n’entend pas parler politique. » Réponse par SMS de l’agence de communication Glory. Une réponse à contre-courant. « Il n’y a pas une réunion, en interne, comme en rendez-vous avec un client, qui ne commence pas par ce sujet », explique Pierre Niergue, directeur associé de Wonderful, agence montpelliéraine. Dix dirigeants dans l’entourage professionnel de Lionel Penalba, directeur général de Nikita, agence lilloise, ont pris position. « C’’est d’une ampleur inhabituelle », note-t-il. Le quotidien Les Echos a relayé une tribune de 73 patrons de boîtes. Mayada Boulos, coprésidente exécutive d’Havas Paris, a ainsi mis en ligne, sur son profil professionnel LinkedIn, mais « à titre personnel », six slides pour détailler la version 2024 du « ni-ni ». Pierrick de Ronne, président de Natexbio, et à la tête de trois magasins Biocoop, via la scop (société coopérative de production) Bionacelle, affiche un soutien à « l’infléchissement politique et économique porté par le Nouveau Front populaire ». Score du post : 15 000 vues. La décision du 9 juin dernier de dissoudre l’Assemblée nationale, que personne n’a vu venir, fait parler, et pas uniquement sur les plateaux télé, ni dans les studios de radio. La machine à café tourne à plein régime, les échanges entre collègues aussi.

Des barrières abaissées

Le lundi matin 10 juin, au lendemain de la dissolution, Emmanuel Schupp, managing director d’Avaya France, spécialisée dans la communication cloud, a rappelé à son comité de direction la règle : le militantisme n’a pas sa place en interne. Reflet d’une tradition. « Longtemps, l’entreprise a été protégée, explique Philippe Moreau-Chevrolet, fondateur de MCBG Conseil, société de conseil en communication et stratégie d'influence des dirigeants, mais ce modèle a complétement explosé. Les entreprises importent les querelles en leur sein. » Plusieurs explications à cette libéralisation de la parole en interne. « Les directeurs des ressources humaines austères ne sont plus de mise, note Ronan Chastellier, sociologue, président de Tendanço. Place aux DRH en tee-shirt. On se claque même la bise, le matin. Les barrières sont abaissées. Et la génération Z parle plus facilement. C’est moins tabou. » Et à juste titre. La liberté d’expression, ou « la libre communication des pensées et des opinions » par la parole, l'écriture ou l'impression, est un droit fondamental présent à l'article 11 de notre Déclaration des droits de l'homme. « C’est le dada de la cour de cassation, commente Françoise de Saint-Sernin, avocate parisienne. Il n’y a rien qui oblige à laisser à la porte ses opinions politiques. Chacun a le droit d’avoir une vie privée, au sein de l’entreprise aussi. » Dans le cas contraire ? La discrimination peut être plaidée. Soixante-dix-huit causes sont possibles.

Toutefois, « tous les codes de bonne conduite recommandent d’éviter ces sujets », rappelle Bruno Cautrès, politologue, chercheur à Sciences Po Paris. Religion ou politique, les idées produisent des groupes. Elles clivent, polarisent. Ces thématiques amènent aux clans. Selon une étude américaine d’octobre 2022, de la SHRM (Society for human resource management), un travailleur américain sur cinq a connu un mauvais traitement sur le lieu de travail de la part de ses collègues ou de leurs pairs en raison de leurs opinions politiques. Pour 13 % d’entre eux, les promotions ont même été limitées.

Boîtes citoyennes

Si la parole est libérée, c'est aussi valable en haut de l’organigramme. Pour le meilleur et pour le pire ? L’avènement des entreprises à mission et le travail sur les raisons d’être ont sans doute rebattu les cartes. On est entré dans l’ère des boîtes citoyennes. « Les entreprises engagées sont naturellement plus enclines à prendre la parole », explique Lionel Penalba. C’est le cas de Bionacelle. Et à la tête de l’ONG Reclaim Finance, Lucie Pinson brandit la raison d’être de son association pour expliquer son soutien sans bémol au Nouveau Front populaire. « On est droit dans nos bottes, on ne lance pas d’appel », tient-elle à préciser. Mais l’exercice n’est pas aisé.

« J’avais du mal à trouver l’angle, reconnaît Pierrick de Ronne. Il m’a fallu une petite semaine, déposer mes sentiments. Mais tout collectif est politique. Très vite, les raccourcis sont faits. C’est vite caricaturé. » Une entreprise peut y laisser des plumes, en chiffre d’affaires, en notoriété, en attractivité auprès des clients comme des collaborateurs. L’amalgame fait peur... « Le risque est de s’aliéner une partie de ses salariés, commente Anne de Guigné, journaliste au Figaro. Si la plupart des patrons ne sont pas pro-RN, en revanche, un tiers des votants le sont. Un tiers des salariés ? Des statistiques qui obligent à être prudent. Il n’y a rien de pire que de se prendre des leçons de morale du patron. » L’exemple de la boulangerie Paul, avec un appel à voter pour François Fillon, est resté dans les mémoires. Et l'engagement de Pierre-Edouard Stérin dans l'orbite du RN a conduit les salariés de Marianne à rejeter son offre de reprise.

Avant les résultats du vote, les entreprises commencent à écrire le scénario d’après-demain. « Elles nous demandent des précisions électorales des différents partis en présence, rapporte Philippe Moreau-Chevrolet, des contacts aussi auprès des états-majors. On bordélise leur environnement. Beaucoup dépendent de leurs relations avec l’État pour leur développement. Et elles sont pragmatiques. » En coulisses, pour tenter d’y voir plus clair.

Trois questions à Yann-Maël Larher, avocat spécialisé en droit du travail, de la communication et des médias numériques

Êtes-vous sollicité par des entreprises qui font face à des salariés plus prompts à parler politique en ce moment ?

Le sujet est « touchy ». Aussi, l’expression des salariés est-elle plutôt discrète. Ou portée par ceux qui ont un mandat syndical en parallèle. Ces derniers sont plutôt protégés en entreprise. Mais le cadre doit être fixé par écrit par les dirigeants. S'il n'y a pas de limites mentionnées noir sur blanc, s'il n'est pas prévu pas de sanctions via à un règlement intérieur, c’est compliqué, sauf à démontrer un préjudice pour l’entreprise.

Toutes les entreprises doivent-elles rédiger un règlement intérieur ?

Toutes les sociétés de plus de 50 salariés doivent s’atteler à un règlement intérieur. C’est une obligation légale. Mais on le recommande pour des très petites entreprises, dès le premier salarié. Au début, tout va bien. Mais des salariés peuvent prendre de mauvaises habitudes. Santé, sécurité, discipline… sont des thématiques que l’on retrouve souvent. Toutefois, rien n’est imposé par la loi. On peut y glisser aussi les règles de l’usage des messageries, et aussi l’expression politique. Mais entre échange et prosélytisme, la nuance est ténue. Et, souvent, le règlement intérieur est méconnu des salariés. Or nul n'est censé l’ignorer.

Comment faire en sorte que les salariés en prenne connaissance ?

Il doit être affiché. Après, pour rendre le règlement intérieur opposable, il y a tout un process, en passant par un dépôt au greffe du conseil des Prud’Hommes, ou un avis du comité social et économique (CSE).

Lire aussi :