Médias
De plus en plus de journalistes ont sauté le pas et monté leur petite entreprise ces derniers mois: Pascale Clark, Jacques Trentesaux, les Garriberts... Comment s'y prendre et quels sont les pièges à éviter ?

Les Jours, Mediacités, Box Sons, Délibéré et Droguistes.fr... En quelques mois seulement, il y a eu une multiplication de nouveaux projets de médias en ligne. Parmi les fondateurs de ces sites, nombre d’anciens journalistes de Libération et de L’Express, rachetés par Patrick Drahi (Altice/SFR) ces trois dernières années, et qui ont en partie financé leur projet avec leurs indemnités de départ. «Ce n’est pas très étonnant de retrouver autant d’anciens journalistes de Libération dans ces projets car c’est une rédaction qui a toujours eu besoin d’inventer de nouvelles choses pour survivre», explique Hervé Marchon, directeur général adjoint de Box Sons, qui a quitté Libération en juin 2015, suite à son rachat.  

«Les journalistes et la gestion, ça fait deux»

Lancé en février 2016 avec pour positionnement éditorial le temps long et pour modèle économique le payant, le site Les Jours compte parmi ses fondateurs huit anciens journalistes de Libération et un entrepreneur (Augustin Naepels), un profil financier souvent recherché pour accompagner les journalistes dans leur projet de création de média. «C’était important pour nous car nous ne sommes pas naïfs sur notre capacité à nous, journalistes, à gérer une entreprise. Sans lui, nous aurions mis beaucoup plus de temps à lever des fonds», se souvient Nicolas Cori, l’un des cofondateurs et journaliste économique à Libération durant quinze ans. «Les journalistes et la gestion, ça fait deux. D’où l’importance de se former et de s’appuyer sur d’autres compétences. La qualité du projet éditorial est une condition nécessaire mais non suffisante pour réussir», ajoute Jacques Trentesaux, ancien rédacteur en chef régions à L’Express et cofondateur de Mediacités, un pure player payant d’investigation multi-local, lancé début décembre à Lille et qui devrait se décliner au printemps à Nantes, Lyon et Toulouse.

Le crowfunding, un outil de communication

Autre difficulté: attirer les talents, particulièrement les profils techniques. Ceux qui s’intéressent à la presse sont déjà souvent en poste et les plus talentueux cèdent aux sirènes des Gafa. «C’est difficile de trouver la perle rare, d’autant que dans le secteur, les salaires ne sont pas très élevés. Pour ces profils, c’est une prise de risque», observe Nicolas Cori. Une fois le noyau dur constitué, encore faut-il faire connaître son projet. Aux potentiels investisseurs, aux futurs abonnés... Dans le cas du site Les Jours, la notoriété des fondateurs, Isabelle Roberts et Raphaël Garrigos en tête, connus sous le pseudonyme «les Garriberts», a fait beaucoup. «À partir de nos comptes Twitter et Facebook personnels, nous avons créé le buzz pour faire naître le désir chez nos futurs lecteurs», se rappelle Nicolas Cori. Un pré-site a rapidement été lancé, sur lequel les internautes pouvaient s’abonner à une newsletter hebdomadaire permettant de suivre l’état d’avancement du projet. Jusqu’à 15 000 personnes ont ainsi suivi le feuilleton Les Jours, dont un des points d’orgue a été le lancement d’une campagne de crowdfunding sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank à l’été 2015. Bilan de l’opération, plus de 80 000 euros récoltés. «Derrière l’opération de crowdfunding, il y a avant tout un enjeu de communication: se faire connaître. C’est aussi important pour des questions de trésorerie puisque ça permet de monter rapidement en puissance, grâce à un socle d’abonnés. Enfin, il peut y avoir un intérêt pour convaincre de futurs investisseurs», résume Jacques Trentesaux, qui prévoit une campagne de financement participatif pour Mediacités en février ou mars.

Ubériser les groupes médias

Rares sont les projets à sauter cette étape. Box Sons terminera sa campagne sur Ulule le 13 janvier, avec pour objectif de lever 40 000 euros. Porté par l’ancienne journaliste de France Inter Pascale Clark et Candice Marchal, ce projet de média sonore sur abonnement, qui comme Les Jours se positionne sur le temps long, vise 6 000 abonnés d'ici trois ans. «Cette étape du financement participatif nous permet de vérifier que le projet suscite un intérêt puis de fédérer une communauté de fidèles, des personnes qui sont là sur une promesse et qui nous aident sans n'avoir encore rien écouté», insiste Hervé Marchon.

Dans certains cas, le projet a d’abord été proposé en interne dans leur groupe, avant que les journalistes partent le monter eux-mêmes face à l’indifférence de leur direction. C’est le cas de Mediacités, proposé à L’Express par Jacques Trentesaux, qui a fini par décider d’«ubériser [s]es patrons». Pour d’autres, un tel projet ne peut se faire qu’indépendamment d’un groupe média. «Les radios aujourd’hui ne font plus de sons longs, ce qui crée une frustration», résume Pascale Clark. «C’est compliqué pour beaucoup de médias de se réinventer. C’est pour cette raison que certains lorgnent vers les start-up; c’est une transformation qu’ils n’arrivent pas à faire en interne, ce n’est pas dans leur ADN d’être inventifs», ajoute Hervé Marchon.

Pour Pierre Haski, qui a lancé il y a dix ans le site Rue 89, l’époque est aussi plus favorable à l’entrepreneuriat. «La start-up est devenue le modèle qui fait rêver et l’échec est désormais considéré comme un apprentissage», remarque le journaliste, aujourd’hui éditorialiste à L’Obs. Autant de raisons qui expliquent le boom des start-up de l’info.

Avis d’expert

«Développer un état d’esprit entrepreneurial»

Cédric Rouquette, directeur des études du Centre de formation des journalistes (CFJ)



Comment le CFJ intègre-t-il cette dimension entrepreneuriale?

C.R. Au-delà de la création d’entreprise à proprement parler, qui occupe une petite place dans le programme, l’entrepreneuriat est un état d’esprit que nous cherchons à développer autour de la notion de chef de projet. Nous sommes là pour former les journalistes dont les médias ont besoin aujourd’hui, ce qui recouvre des réalités très différentes, de la constitution d’une cellule Snapchat à la création de son propre média, en passant par l’auto-entrepreneuriat.

Comment cela se traduit-il concrètement?

C.R. En deuxième année, nous avons par exemple une session de deux jours sur l’économie des médias, dans laquelle les étudiants se mettent à la place de leur futur employeur. Ceux qui choisissent la spécialisation écritures numériques doivent également porter un projet individuel jusqu’à leur sortie, comme un nouveau podcast voire la création d’un média. L'économie de l'entreprise occupe aussi une part importante de l'enseignement de deuxième année dans le cursus de l'école de contenus W, lancée à la rentrée 2016.

Beaucoup d’étudiants vont-ils jusqu’à lancer leur propre média?

C.R. Chaque année, cela concerne deux ou trois étudiants sur une quarantaine. Des diplômés 2012 ont par exemple créé Le quatre heures, un média en ligne de slow journalisme. Mais c’est compliqué d’avoir à 20 ans un projet éditorial, un business plan, la volonté de lever des fonds… C’est beaucoup leur demander.

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