De passage à Paris, Richard Edelman, le CEO éponyme de l’agence, nous a accordé un entretien exclusif. Il dévoile Global Families, une nouvelle offre d’accompagnement des grandes familles d’entrepreneurs, détaille les derniers résultats du Trust Barometer et évoque sa succession.
Comment vous est venue l'idée de lancer une offre mondiale baptisée Global Families ?
Richard Edelman. Je pense que l’une des grandes particularités de l’économie française, c’est le capitalisme familial. On compte en France au moins 25 entreprises familiales leaders mondiaux dans leurs industries respectives (aéronautique-défense, luxe, agroalimentaire, etc.), ce qui, ramené à la taille de l’économie française, est stupéfiant. Edelman est elle-même un groupe familial mondial : mon père, Daniel Edelman, a fondé la société en 1952. Je suis devenu PDG en 1996, mes trois filles me succèderont à la tête de la compagnie… La famille, c’est une valeur au cœur d’Edelman : nous possédons 80% de la société, les employés-clés 20%, et nous nous soucions moins de l’argent que des relations à long terme que nous entretenons avec nos clients. Nous avons d’ailleurs déjà travaillé avec maintes entreprises familiales, comme SC Johnson (multinationale de la chimie), Heineken, Bacardi…
En quoi consiste ce projet ?
À l’origine c’est Édouard Tétreau, vice-président France d’Edelman, que je connais depuis 2018, qui m’a proposé ce projet de Global Families en avril dernier, à New York. Nous avons décidé de centrer cette activité mondiale à Paris, plutôt qu’à Londres ou New York, et de lancer la première conférence mondiale Edelman Global Families. Elle aura lieu au printemps 2024 juste avant les Jeux olympiques. L’initiative tient en une phrase : comment allons-nous aider les familles à préparer leur succession ? Vous savez, j’ai la soixantaine [68 ans], je dois projeter mes enfants qui ont la vingtaine et la trentaine dans l’avenir d’Edelman : de quelle manière vont-ils me succéder ? Un autre thème concerne les relations avec ses salariés. Le troisième porte sur l’inclusion et la diversité. Le quatrième sur le développement durable et le cinquième sur le «re-skilling» [reconversion] du fait de l’automatisation de certains métiers. Enfin, le sixième axe concerne la géopolitique. Un sujet très délicat en ce moment, pour les entreprises européennes comme américaines, est le maintien ou non de la présence en Russie.
Quel type de famille allez-vous viser avec cette offre?
Ce n’est pas uniquement une question de richesse, ou de taille de business. Plutôt une question de représentativité, de leadership dans leur industrie. Comme Barilla, qui est l’un de nos clients avec lequel nous travaillons depuis dix ans, ou Axel Springer, pour qui nous avons travaillé notamment lors du rachat de Politico… L’un de nos membres du board vient de la famille Guttenberg… Lui-même est issu de la septième génération d’une entreprise familiale [Spitzberg Partners LLC] et il va participer activement avec Édouard au projet Global Families.
Quel rôle ont vos filles aujourd’hui chez Edelman ?
L’aînée, Margot, est la numéro 2 du bureau de New York. La cadette, Tori [Victoria], travaille pour Lenovo au sein de notre agence Zeno. La benjamine, Amanda, travaille pour Starbucks et dirige le lab sur la Gen Z à Londres. Toutes trois sont diplômées de la Harvard Business School. Je dois les préparer à me succéder, même si je vais rester PDG dans les dix prochaines années. Le temps de préparer la relève. D’ailleurs je reviendrai à Paris pour vous accorder d’autres interviews.
On demande de plus en plus aux managers de prendre soin de leurs collaborateurs, quelle est la différence entre une entreprise et une famille aujourd’hui ?
Un de mes principaux collaborateurs, membre du comité exécutif du groupe, a été malade et maigrissait à vue d’œil. Je lui ai fait envoyer des centaines de bagels pendant des mois. Je pense qu’il n’a jamais oublié. Ça fait toute la différence ! Quand vous avez une entreprise familiale, vos top managers font partie de la famille. Quand un salarié a dix ans d’ancienneté, il a le droit à un congé payé longue durée (quatre semaines) et pour vingt ans nous offrons deux mois. Les salariés sont sensibles à cela.
Vous venez de publier votre Trust Barometer, quelles en sont les principales conclusions ?
La France est l’un des rares pays démocratiques où la confiance est plus grande envers le gouvernement qu’envers les entreprises. Pourquoi ? L’une des hypothèses peut être qu’en France, les sociétés se sont moins emparées qu’ailleurs des sujets sociétaux. Peut-être que le gouvernement a été plus compétent sur ces sujets en France qu’au Royaume-Uni ou aux États-Unis. C’est une autre théorie... Mais au global, 82% des personnes interrogées attendent des CEO qu’ils s’expriment sur les sujets sociétaux. La confiance s’est transférée à mon employeur, et devient très localisée: mon patron, la newsletter de ma société… Cette newsletter interne devient plus crédible que les médias mainstream, c’est l’une des conséquences de la pandémie. Ce qui ressort aussi de notre Trust Barometer, c’est que les entreprises familiales sont celles qui génèrent le plus de confiance. Elles sont perçues comme plus engagées sur des sujets comme le développement durable, la diversité, l’inclusion. Ce sont en quelque sorte des «quiet leaders» (leaders silencieux).
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Sur quels sujets attend-on les patrons ?
Sur quatre thèmes : la durabilité, l’inclusion, les salaires/«reskillings» et enfin la géopolitique. On attend de vous que vous vous exprimiez si vous avez un problème de traçabilité, comme on a pu le voir récemment avec le sujet des Ouïghours, on attend de vous que vous parliez s’il y a une révolution en Birmanie… Aujourd’hui, ce qui compte, ce sont les valeurs des parties prenantes plus que les valeurs des actionnaires.
Nous avons une théorie : si vous agissez, vous inspirez la confiance, si vous êtes uniquement dans le discours, vous perdez cette confiance. Je vais vous donner un exemple. Au pic de la pandémie, nous nous sommes rendus chez Unilever pour rencontrer le PDG. Nous leur avons dit : «Vous savez, les personnes les plus pauvres n’ont pas assez de nourriture, pas assez de produits d’hygiène… De plus, du fait de la pandémie, beaucoup d’entre elles se retrouvent au chômage.» Nous avons donc recommandé à Unilever de donner aux plus démunis tous leurs produits fabriqués en une journée aux États-Unis. Ils nous ont dit banco. En six semaines, l’équivalent de 14 millions de dollars de produits ont été distribués, avec l’aide des chaînes de magasins. Au final, ça a regonflé le moral des employés d’Unilever. C’est un exemple d’action qui accroît la confiance : la réputation d’Unilever a explosé à la suite de cette opération.
Je vais vous donner un autre exemple. Il y a cinq ans, aux États-Unis, nous avons travaillé avec un grand réseau de drugstores qui voulait retirer le tabac de ses rayons. Les cigarettes représentaient 5% de leur chiffre d’affaires, 10% de leurs profits, et ils ont décidé de tourner le dos à des millions de capitalisation marché. Adios cigarette ! Leur réputation a doublé, ils ont fusionné avec une société spécialisée dans la santé, et sont maintenant considérés comme une entreprise de santé… Nous avons travaillé deux ans avec eux pour arriver à ce résultat. Je suis extrêmement fier de cela. Peut-être pour des raisons personnelles : mon père avait commencé à fumer lorsqu’il était GI pendant la Seconde Guerre mondiale. À la télévision, lorsque j’étais enfant, passait une campagne d’intérêt général dans laquelle on voyait le fameux Marlboro Man entrer dans un bar, se mettre à fumer, puis être pris d’une terrible quinte de toux et s’écrouler. Voyant cela, j’ai pris les cigarettes de mon père et je les ai jetées dans les toilettes… ce qui a bouché l’évacuation. Le plombier est venu, a repêché le paquet de cigarettes et a réparé les toilettes. Dépité, j’ai jeté les cigarettes une seconde fois. Le plombier est revenu et il a dit à mon père : «Soit vous vous débarrassez de votre fils, soit vous arrêtez de fumer.» Il a arrêté de fumer et a vécu jusqu’à 92 ans… Il aimait beaucoup raconter cette histoire pour montrer à quel point je peux être obstiné ! Aujourd’hui, je donne 2000 dollars à chaque employé d’Edelman qui arrête de fumer. Mais pas question de me mentir, c’est une question de confiance. À ce jour, j’ai aidé 125 personnes à arrêter de fumer. C’est mon genre de folie !
Dans quels pays la confiance est-elle à son plus haut et à son plus bas niveau ?
La confiance est à son plus haut en Chine et en Inde, à son plus bas en Corée et au Japon. La France et les États-Unis se situent au milieu. En France, on place sa confiance d’abord dans le gouvernement, puis les ONG, les entreprises et les médias. Dans la plupart des pays, on trouve les entreprises en premier, puis les ONG, puis le gouvernement, puis les médias. La raison pour laquelle un pays affiche un faible taux de confiance est la suivante : la performance économique ou la prévision de performance économique. Or en France, les attentes en la matière sont très basses : seules 12% des personnes interrogées pensent que leur famille aura de meilleures conditions de vie dans les cinq ans à venir. Autre constat : un quart des pays sont polarisés. Ce qui signifie que non seulement ils sont divisés, mais que leurs habitants sont retranchés dans leurs opinions. La France ne fait pas partie des pays polarisés. Pas encore.
Qu’en est-il de la confiance envers les médias ?
Les statistiques sont effrayantes : la vérité, c’est que les médias sociaux ont drastiquement tiré vers le bas la confiance dans les anciens médias. Ils prennent de l’audience aux médias traditionnels et dégradent la qualité de l’information. Selon un chiffre du MIT, les gens partagent six fois plus de fake news que de news vérifiées. Je comprends les dilemmes de business model : on a besoin de faire du clic pour faire de l’argent. Mais si l’on est vu comme un média qui cherche à faire du clic, on perd l’audience modérée, celle qui se situe entre les deux franges les plus extrémistes.
J’ai également une théorie selon laquelle les médias et le gouvernement se livrent à un baiser de la mort, en jouant à qui a la plus grosse audience : dans mon pays, on a AOC [Alexandria Ocasio-Cortez], élue démocrate, avec en face Ted Cruz, membre du Parti républicain et sénateur du Texas au Congrès des États-Unis, qui ont le plus de résonance sur Twitter parce qu’ils y publient des propos outranciers… Conséquence, les médias se disent: «Il faut que je couvre les moindres faits et gestes de Ted Cruz parce qu’il a beaucoup de followers !» Je ne crois pas à tout ça. Je pense qu’il faut suivre l’information, le fond, les faits, plutôt que le show.
Dans ce contexte de défiance vis-à-vis des médias et de polarisation des esprits, comment les RP doivent-elles s’adapter ?
Il fut un temps où il s’agissait de présenter un aspect d’une histoire et de présenter son client sous la meilleure lumière possible; en somme, être plus défensif qu’offensif. Nous devons pousser nos clients à agir, à prendre les devants. De plus en plus, nous devons nous exprimer directement sur les médias des marques, sur les réseaux sociaux ou ailleurs. Mais si nous parlons en direct au public, nous avons l’obligation sacrée de dire la vérité, non à des fins promotionnelles mais pour être certains que les consommateurs reçoivent la bonne information, sans quoi nous serons accusés de manipulation. Il est vrai que certaines entreprises de RP ont déshonoré la profession… Il n’y a plus d’autre voie que celle de la transparence.
Pouvez-vous nous en dire plus sur Blue Room, votre entité de production de contenus ?
Elle est dirigée par Katie Walmsley, global chief content officer, qui vient de Bloomberg, avec cette idée de création de «fast content». Un exemple : elle travaillait pour une université avec une grande fac de médecine pour promouvoir le vaccin anti-covid, notamment la vaccination des femmes enceintes. Katie a vu que Drake sortait un nouvel album accompagné de nouveaux émojis. Elle a demandé à son agent : «Et si on mettait un pansement sur les bras des émojis ?» Elle a décroché la présence de ces émojis sur la tournée de Drake… Ça peut paraître idiot, mais l’opération a eu un succès fou. C’est cela que je veux : la rapidité, le questionnement sur la culture moderne et la manière de s’y insérer, tout en étant pertinent.
Qu’est-ce que le covid a changé dans la pratique des RP ?
Les premiers mois n’étaient pas beaux à voir parce que les budgets étaient gelés et l’économie a plongé. Nous avons perdu 7% en termes de clients, puis nous en avons regagné 18%. Ce qui a changé, c’est que les dépenses ont augmenté dans la santé et dans la tech, avec plus de latitude donnée par les annonceurs d’agir à égalité avec les publicitaires et les consultants. Ils nous disaient : «Nous voulons de la rapidité, nous voulons nous positionner dans l’intérêt public.» De plus, des événements comme la mort de George Floyd, l’invasion russe en Ukraine, le réchauffement climatique ont fait reconsidérer notre place et notre fonction à nos clients. Désormais, nous ne sommes plus «the tail of the dog» [«la queue du chien», c'est-à-dire la dernière roue du carrosse], nous sommes dans le «brain of the dog» [le cerveau du chien] (sourire).
Est-ce que le earned media est le nouvel eldorado ?
Le earned media est encore la source la plus importante d’information de qualité parce qu’il y a un système de contrôle et de reporting. Mais de plus en plus, nous devons nourrir en informations les tiktokeurs et les youtubeurs car les jeunes se tournent vers eux comme premières sources d’informations. C’est pourquoi il faut veiller à la qualité des informations diffusées sur Twitter ou TikTok.
Quels sont vos objectifs pour cette année ?
Faire en sorte qu’Edelman soit considéré comme un groupe de communication et non de RP. Cela signifie remporter davantage de Lions, comme le Titanium remporté avec Asics il y a deux ans avec la campagne «Eternal Run». L’idée était incroyable. Pendant la pandémie nous avons fait courir 70 athlètes de haut niveau dans une course sans fin dans l’Utah. Nous leur avons donné de l’eau à volonté bien sûr. Certains ont couru 20 miles, d’autres 50… Ils devaient trouver eux-mêmes leurs propres limites. Cela avait du sens et c’était très inspirant. Je veux plus d’idées de cette envergure et que cela devienne aussi la marque de fabrique d’Edelman. Par ailleurs, je veux que l’activité non américaine dépasse la moitié de nos revenus contre 40% aujourd’hui. Nous devons pour cela grossir en France, en Allemagne, en Inde, au Japon… Autre vœu pour cette année : rédiger mon livre sur notre Trust Barometer, qui fêtera ses 25 ans d’ici deux ans. Il est déjà écrit en partie dans ma tête.
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1,06 milliard de dollars
Revenu mondial (exercice 2021-2022).
60
Nombre de villes où le groupe est implanté, avec les sièges à New York et Chicago.
7 000
Nombre de salariés, dont 120 pour Edelman France.
15,4 %
Croissance au niveau mondial.