Tout le monde parle de transformation digitale. L’expression est désastreuse car y prévaut l’outil alors qu’il s’agit de culture. Quiconque lit un peu sait que ce qui se joue, au-delà de la technique, c’est la libération de la parole des collaborateurs et que ce n’est possible que si la culture change. En gros, le passage d’un modèle vertical à un modèle horizontal ou, pour reprendre d’autres expressions, du paternalisme au «fraternalisme» (du père aux pairs) ou, encore, de l’individualisme rationnel à l’altruisme rationnel, du modèle du combattant à celui de l’adjuvant. Bref, on change de planète. Et si beaucoup de réseaux sociaux internes sont aujourd’hui des «boîtes mortes», c’est parce que l’enjeu culturel n’est pas validé. C’est pour cela que je préfère parler de tansformation Y. Un chantier magnifique pour la communication interne, qui me paraît requérir au moins quatre dimensions.
1. Valider le nouveau modèle culturel avec les dirigeants (ou les y sensibiliser pour les convaincre). Dans les grandes lignes, accepter d’exercer son pouvoir dans l’acte de décision, en amont et en aval, de la libération de la parole. Je ne connais que les problèmes à régler, pas les solutions, qui sont du ressort des «gens»: au terme de leurs co-élaborations, je déciderai, en fonction de critères transparents (les plus rapides à mettre en œuvre, les plus conformes à la culture d’entreprise…), de celles qui sont les plus performantes. Pas évident. Mais la fameuse «transformation digitale» ne marchera que si l'on reconnaît ce changement de paradigme qu’est le passage à l’intelligence collective.
2. Acculturer l’ensemble des collaborateurs, et notamment les managers, à cette nouvelle donne. Rien n’est moins spontané que l’échange, le partage. Cela demande un investissement intellectuel et émotionnel bien supérieur à l’exécution ou à la contestation. Il faut en faire la promotion, montrer son bénéfice, créer un storytelling de la coopération. Et donner aux dirigeants l’occasion de se présenter différemment: ils ne doivent plus être ceux qui savent, mais ceux qui partagent. Ils doivent être capables d’empathie émotionnelle, d’avouer des faiblesses ou des doutes, de faire preuve de connivence, de lâcher prise. Ils doivent suggérer, «sans vous, je ne suis pas grand-chose…».
3. Cadrer la prise de parole. Les gens sont d’autant plus enclins à participer qu’on a fixé un objectif à la conversation, un timing et une déontologie. Il faut se défaire de l’idéologie de la génération généreuse, de la proactivité délibérée. La conversation et a fortiori la discussion (il faut se mettre d’accord) ou le débat (il faut choisir une direction) sont une mise sous tension. […] Pour paraphraser Emmanuel Kant à propos de l’éducation, la conversation, c’est d’abord de la discipline: une fois qu’elle est acquise, on peut se lâcher. Le bonheur vient alors «d’avoir fait quelque chose de positif ensemble». Dans le cas contraire, la libération de la parole participe de la surinformation et de la perte de sens.
4. Inventer de nouvelles formes de régulation des échanges. Souvent, une communauté est pensée comme une organisation classique, avec son community manager… En vérité, sa gestion est beaucoup plus fine et impliquante. L’animation d’une discussion mêle en effet des profils variés dont les tâches confinent parfois à un vrai job: celui qui définit les sujets, celui qui crée les contenus qui vont encourager les participants (un job passionnant pour les communicants), celui qui détermine le process et le format des contributions, ceux qui les synthétisent et les valorisent (la même personne ne peut pas être performante sur tous les sujets d’une conversation). Une fois de plus, on est loin de la génération spontanée, de l’intelligence instinctive.
Au risque de provoquer, je crois que, dans l’entreprise, beaucoup d’horizontalité, c’est pas mal… de verticalité. À débattre…