La marche «contre la tyrannie des marchés» entreprise par Jérôme Kerviel jusqu'à son incarcération (en exécution d'une décision de justice devenue définitive) a beaucoup mobilisé les médias. Une partie de la presse écrite a porté quelques critiques sévères sur la décision de condamnation de ce dernier. Serait-ce la mission ancestrale de la presse ou un possible abus de la liberté d'expression?
Il existe en droit français des textes qui interdisent soit la diffamation envers les tribunaux (article 30 de la loi de 1881), soit de jeter le discrédit sur la justice (article 434-25 du Code pénal). Il s'agit là d'une des limites de la liberté d'expression. En droit français, l'article 434-25 du Code pénal réprime (de six mois d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende) le fait de chercher à jeter le discrédit publiquement sur un acte ou une décision juridictionnelle dans des conditions de nature à porter atteinte à l'autorité de la justice ou à son indépendance. Le texte prévoit deux exceptions: les commentaires techniques proposés par les juristes et les déclarations publiques pour soutenir les voies de recours (réformation, cassation, révision).
D'après une jurisprudence constante (depuis 1961), il y a infraction «si leur auteur, par-delà le magistrat mis en cause, a voulu atteindre la justice considérée comme une institution fondamentale de l'État, dans son autorité ou dans son indépendance». La critique devra comporter un caractère grossier, outrageant ou encore excessif.
A titre d'exemple, a été condamné le fait de dire d'une décision qu'elle était un «chef-d'œuvre d'incohérence, d'extravagance et d'abus de droit tel que rarement les annales judiciaires françaises, pourtant bien pourvues d'ordinaire en pareille matière, n'en ont recelé» (9 novembre 1962); «de quoi faire tomber bras et jambes de stupéfaction à tous ceux qui conservent encore un gramme de bon sens»; qu'elle a été rendue par «des juges sans jugeote qui devraient réfléchir avant de prendre des décisions à tort et à travers» (11 février 1965); qu'elle était «bien celle du patronat» et qu'elle «frappe ceux qui ont le courage de s'opposer aux patrons, au régime» (28 juin 1963); que c'est une «justice de classe» et de présenter les juges comme faisant «le sale boulot de chiens de garde et de valets serviles du capitalisme» (3 décembre 1974); qu'elle était «raciste» (11 octobre 1995).
Quid de l'affaire Kerviel? Des articles de presse ont mis en doute l'impartialité de la justice en affirmant qu'un pouvoir lui est supérieur, celui de la finance. Les détracteurs de la décision estiment que Monsieur Kerviel n'a pas eu un procès équitable; que la justice n'a pu être rendue face aux intérêts supérieurs de la vie financière et que la raison d'Etat a prévalu.
Cependant, à ce jour, il ne semble pas y avoir de poursuites à l'initiative du ministère public. Une des particularités de ce délit est en effet que le ministère public est le seul qui puisse mettre l'action publique en mouvement, car l'article 434-25 ne protège que l'intérêt général.
Dans ces conditions, il serait vain de tenter de faire le procès médiatique des journalistes concernés. Cependant, cette affaire illustre le choix difficile qui doit être parfois fait, au nom de la démocratie, entre respect et critique de la justice.
L'interdiction pénale de discréditer la justice est un texte utile et légal, mais il peut être, dans certains cas, dangereux pour la démocratie. Nous voilà donc écartelés entre La Fontaine et Zola! Rappelons la morale de la fable de La Fontaine L'Ane portant des reliques:«D'un magistrat ignorant, c'est la robe qu'on salue.» La justice doit être respectée par tous, y compris par les médias. C'est un idéal, lointain et difficile, vers lequel on doit tendre en permanence. La justice est faillible, mais il existe des voies de recours et lorsqu'elles ont épuisées et qu'une décision est définitive, elle doit être respectée.
D'un autre côté, la démocratie peut elle supporter une injustice judicaire définitive? N'est-il pas du devoir des médias, comme chiens de garde de la démocratie, de s'y opposer, même si la loi l'interdit? Rappelons que Zola a été, suite à son J'accuse de janvier 1898, poursuivi et condamné pour diffamation, notamment envers les tribunaux. Et pourtant, c'est son article de presse qui a lancé le processus qui a conduit à la révision du procès de Dreyfus (innocent qui avait été injustement condamné)…
En conséquence, les médias doivent se plier aux décisions de justice sauf lorsqu'une injustice grave a été commise. Reste à savoir si ce principe s'appliquerait dans l'affaire Kerviel. La différence entre Alfred Dreyfus et Jérôme Kerviel, c'est que le premier était innocent alors que le second ne conteste pas sa culpabilité. Il prétend uniquement qu'il n'a pas agi seul et que la banque était complice.