Il n'est plus un brief qui ne demande à l'agence, qu'elle soit de communication, d'architecture ou de design, d'être «human» quelque chose en anglais (centric, minded, focused, oriented). Et chaque entreprise, dans son domaine, a l'intime conviction qu'elle connait les gens grâce à ses intuitions, grâce aux études, grâce à sa culture professionnelle (marketing, graphique, architecturale…).
Ce qui a fait la notoriété des grandes agences, ce qui fait qu'on les sollicite pour les appels d'offres, c'est qu'elles ont su par le passé concevoir des choses qui touchent les gens par leur pertinence, qui leur simplifient voire leur changent la vie. Souvent, cette capacité vient de l'humanité des créatifs, qui ont un 6e sens pour sentir l'air du temps, l'illustration, l'immeuble ou l'objet qui va faire mouche.
Ils sont confortés dans cette pensée magique par les Steve Jobs ou Henry Ford qui clamaient, chacun dans son registre et à son époque, que les gens sont médiocres quand il s'agit d'innover, englués dans leurs petits problèmes quotidiens.
Il y a aussi ce triste constat que «l’élite a été formée à l’idée que la volonté générale ne peut être produite que par elle, et non par la société, où il y a trop d’intérêts et de passions», une analyse développée par Dominique Rousseau, de l’Institut universitaire de France, cité par Le Monde.
Une nouvelle voie, moins dépendante du génie des créatifs et de leurs pannes d'inspiration commence à faire ses preuves: la bonne utilisation des «vrais» gens pour exprimer leurs «vrais» problèmes en amont, et pour contribuer à l’invention des solutions, sur la base du bon brief, en aval.
Commençons par les vrais problèmes des gens. Il n'est pas (plus) raisonnable de laisser à quelque gourou stratégique, dans ou en dehors de l’entreprise, le privilège de savoir par essence intuitive ce que sont ces problèmes. Ça ne veut pas dire que leurs intuitions sont mauvaises, mais ce ne sont que leurs intuitions et elles sont souvent inspirées par les mêmes études et le même mode de vie personnel, celui des élites auxquelles fait référence Dominique Rousseau.
Regarder le monde avec une lentille d'«hipster» du Xe arrondissement parisien ou de bourgeois versaillais, c'est un peu comme se limiter au spectre de la lumière visible quand tout un monde des possibles s'ouvre à qui sait voir les autres longueurs d'onde. Un nouveau monde susceptible de générer un avantage concurrentiel sans pareil.
Il faut s’obliger à – méthodiquement, par l'observation, l'empathie et les interviews approfondies – aller chercher les vrais problèmes pour disposer d'insights forts et originaux en entrée du processus créatif. Cela ne s'improvise pas, et le métier des anthropologues et des sociologues est la bonne approche pour y parvenir.
Quand on parle de «client» dans une agence, on fait référence à la marque ou au donneur d'ordre, et parfois aussi au consommateur final ou à l'utilisateur. Les deux formes de «client» peuvent et doivent être impliquése dans le processus créatif, malgré le procès en médiocrité qui leur est fait par les professionnels de la création. Tout le monde est capable d'être créatif quand il a reçu le bon brief et, surtout, qu'il est accompagné avec des méthodes adaptées à son absence d'expérience de la génération d'idées.
C’est pour professionnaliser et accompagner ce processus de cocréation, dont les exemples de succès se multiplient chez les fabricants comme chez les agences, qu’un nouveau métier pourrait s’imposer: le directeur de la cocréation. Aujourd’hui assumé par les directeurs de l’innovation, ce métier ne sera pas un métier de créatif comme celui du directeur de la création. Il s’agira avant tout de mettre en place les conditions de l’émergence des idées qui changeront la vie des gens.
Une bonne séance de cocréation commence toujours par une présentation d’inspiration. Il s’agit de mettre tout le monde sur un pied d’égalité. De partager en mots simples ce que les recherches ethnographiques, stratégiques et/ou technologiques apportent à la question posée. Puis de «brainstormer» à partir de cette base commune, en prenant soin d’utiliser des méthodes de recueil des idées qui respectent la parole de chacun, sans jugements ni arguments d’autorité. Cela demande beaucoup de préparation et d’abnégation, mais la valeur et l'originalité sont souvent au rendez-vous.
Bien animés, la confrontation et les rebonds entre créatifs professionnels et clients enrichit les solutions, évite les pertes de temps dans des impasses et permet aux donneurs d'ordre de se rassurer en étant témoin et partie prenante du processus créatif.
Avec l’expérience et la méthode, les professionnels de la création et de la stratégie vont apprendre à se nourrir en direct, à la source, des insights de leurs clients, en transformant les idées d’où qu’elles viennent en innovations performantes. Directeurs de la création et de la cocréation sont condamnés à devenir les meilleurs amis du monde.