Pour la génération des quarantenaires dont je fais partie, il n'y a pas eu quantité de méthodes à disposition pour inspirer la réflexion sur les marques. Il serait d'ailleurs amusant de tenir une liste des néologismes et autres carrés magiques imaginés par les professionnels de la profession pour «cosmétiser» un bon vieux positionnement ou le sacro-saint lexique d'une plateforme de marque.
En revanche, lorsque Jean-Marie Dru a mis sur orbite la «disruption» (approche stratégique basée sur la rupture), il y avait là quelque chose de singulier et de réellement progressiste. Avec le triptyque «convention, disruption, vision», cette programmatique de la pensée rappelait à chacun que les «success stories» ne surviennent pas par simple reconduction de scénarios galvaudés, qu'il faut entrevoir l'évolution d'une marque au-delà d'un simple exercice comptable, que la marque se nourrit de vision et d'engagements, et pas seulement de compétitivité produit. On disposait (enfin) d'un cadre explorant des voies neuves et différenciantes pour accélérer le développement des marques.
L'âge du «co»
La disruption a profité d'un bon alignement des planètes, à moins qu'elle n'en soit la conséquence. Publiée à l'aube du XXIe siècle, en 1996, cette philosophie et cette méthode achevaient cinq décennies d'après-guerre gouvernées par des modèles marketing et communication qui n'étaient plus suffisants pour générer des gains significatifs sur des marchés saturés. Bref, la disruption était typiquement de son époque.
Où en sommes-nous aujourd'hui? Le libéralisme, à son apogée, a propagé la mondialisation. Celle-ci a créé un terrain fertile à la mise en réseau du monde, avec l'Internet en vedette américaine. Mais cette mise en réseau du monde n'est pas que technologique. Elle ne s'arrête pas à la digitalisation du mix-marketing, au big data et aux objets connectés, bien qu'il soit tentant de penser le contraire au vu de la perpétuelle effervescence produite par l'avènement du numérique.
La mise en réseau du monde est infiniment plus que cela. Elle a enfanté un nouveau paradigme, dont la portée est considérable sur l'évolution de nos sociétés postindustrielles. La mise en réseau du monde nous a fait entrer dans l'âge du «co». Ces forces motrices sont l'intelligence collective, l'action collaborative, le management concerté.
On découvre ainsi que la coopération génère des effets spectaculaires. Kickstarter est dans l'âge du «co», Airbnb, My Major Company, Buzz Car aussi. Quoi de plus de normal pour des entreprises nées avec le monde en réseau? Mais les espaces de coworking Spark de Microsoft, les «smart cities» de Bouygues Construction, le management holacratique chez Zappos, le programme intercommunal Spiral Urbact soutenu par l'Union européenne, font aussi partie de cette mouvance. Le «co» déferle partout avec son bagage de responsabilités partagées et de volontés de faire mieux ensemble.
Cela va tout changer pour la marque. Dans son périmètre, d'abord. Désormais, la marque, c'est l'entreprise et vice versa. Dans un monde en réseau, il n'y a plus lieu de les distinguer. Qui peut encore l'ignorer? L'entreprise est aujourd'hui exposée dans toutes ses dimensions: ce qu'elle vend bien sûr, avec quoi, avec qui, comment et où elle produit, sa politique employeur, ses engagements sociétaux et environnementaux, parfois même jusqu'à sa fiscalité. La marque, c'est tout cela à la fois.
Enfin, la marque ne peut plus être envisagée comme une ambassade du marketing auprès des consommateurs mais comme une courroie de transmission entre les collaborateurs d'une entreprise et la société civile, entre une organisation et des aspirations.
Du coup, un projet de marque ne peut plus se penser dans le huis clos formé par un marché et ses acteurs. Élaborer un projet de marque, c'est définir un horizon pour toute l'entreprise, tourné vers l'ensemble de ses parties prenantes extérieures, pour 100% de ses collaborateurs. Tout cela ouvre des perspectives fascinantes pour la marque, dont la raison d'être s'établit enfin sur l'harmonie avec le monde environnant, plutôt que sur un rapport de forces.
La corrélation en ligne de mire
Autres temps, autres mœurs. Ce nouveau paradigme et ses corollaires invitent à penser la marque différemment. À ce titre, la disruption est-elle soluble dans l'âge du «co»? A priori, oui, puisqu'à une époque où l'on doit reconfigurer la marque, la disruption stimule la réflexion dans le bon sens. Cependant, les mots sont importants. Celui de disruption cristallise une idée: rompre avec des conventions de marché. Le marché, encore le marché, toujours le marché. Or, l'âge du «co» incite à voir au-delà de ce périmètre et à considérer que la réciprocité est le catalyseur de nombreuses disruptions à imaginer.
C'est un peu dogmatique mais il faut prendre conscience de la puissance de cette lame de fond. Aussi, inspirons-nous du «What If Process» cher à Jean-Marie Dru et posons-nous cette question: et s'il y avait un autre mot que la disruption pour synchroniser les marques à l'âge du «co»? Il y a un terme possible: la corrélation.
Puisé dans le glossaire des statisticiens, cela ne sonne pas très sexy a priori. Pourtant, établir une corrélation peut revêtir une dimension très poétique. Une corrélation est l'étude de l'intensité de la relation entre deux variables. Remplacez les «variables» par des «êtres», et vous feuilletez les pages d'un dictionnaire amoureux. Remplacez-les tour à tour par «entreprise» et «le monde», et vous explorez un nouveau champ des possibles pour les marques.
Dans un monde en réseau, les forces de la gravité sont toujours à l'œuvre et leurs lois, toujours d'actualité. Il en est de même pour la disruption, qui demeure une méthode précieuse pour qui cherche à faire progresser les marques. Je m'en inspire toujours, avec la corrélation en ligne de mire. Puissant antidote contre la paresse intellectuelle, elle nous encourage à challenger en permanence les choses. Comme maintenant, comme le font les enfants de la disruption.