L’intelligence économique a ceci de paradoxal qu’elle est partout mais souvent nulle part. Discipline des interstices par excellence, elle peine encore à trouver sa juste place dans la gouvernance des entreprises françaises. Même si certaines méthodes propres à l’intelligence économique ont irrigué de longue date dans les pratiques des cabinets de conseil et des agences de communication (veilles stratégiques, cartographies des écosystèmes…), tous ces « outils » sont le plus souvent exploités de façon parcellaire et inaboutie, par manque d’expertise, d’interconnexions entre les données mais aussi de processus décisionnels associés. On peut avancer des explications à cette situation. En premier lieu, la faible culture des cadres dirigeants en la matière, l’absence de fonction dédiée ou de rattachement formel à une direction opérationnelle. Mais ce sont là tout autant des conséquences que des causes…
L’intelligence économique est avant tout une approche pragmatique et factuelle des jeux d’influence qui impactent les activités des organisations. Elle est l’art de défendre, sans naïveté, ses intérêts et ses positions dans des environnements concurrentiels ou idéologiques potentiellement hostiles. Elle constitue aussi un appui précieux à la décision, pour assumer des initiatives stratégiques en réponse à des mutations sociétales, légales, culturelles ou géopolitiques. L’intelligence économique est créatrice de valeur puisqu’elle vise à anticiper les risques et les menaces, à déceler des opportunités, à nouer des alliances stratégiques, à innover, à maîtriser les codes de communication et d’action de ses opposants pour réinventer les siens propres et conserver un coup d’avance.
Entre les spin doctors à l’ancienne – qu’on sonne quand la crise est là, pour mobiliser leur réseau et fixer ces fameux éléments de langage – et les directions dédiées strictement aux questions de sûreté, un vaste no man’s land d’impréparation saute pourtant aux yeux sur tous les terrains où l’entreprise rend des comptes, et joue plus que son image (ce qui est déjà beaucoup). Si l’on ne veut ni céder à une vision cynique du monde ni à une vision angélique, il importe de prendre la mesure de la relation croissante qui se joue entre les engagements des entreprises et leur exposition sociétale.
Une réputation à préserver
En s’engageant de plus en plus dans la société, en mettant plus lisiblement leurs savoirs au service de défis d’intérêt général et en veillant à être vertueuses dans leurs pratiques sociales ou environnementales, les entreprises assument une part accrue de citoyenneté et de responsabilité collective. En agissant ainsi, elles s’exposent davantage, elles prennent aussi position dans le débat public, assumant des choix qui ne sont pas univoques, nourrissant des oppositions… Ainsi, la cause environnementale est incontournable, mais les réponses d’avenir, sur tous les terrains où elle nourrit le débat, font l’objet de confrontations, à la fois sur les modèles et sur les solutions à privilégier.
Les entreprises se doivent donc, en parallèle de leurs engagements, d’être responsables aussi vis-à-vis de leurs intérêts légitimes propres, n’évoluant pas dans un environnement neutre, ni amical par principe. Leur éthique ne tient pas seulement à leurs engagements sociétaux. Elles se doivent de sécuriser leurs actions, de protéger leur réputation et celle de leurs dirigeants, d’être attentives aux mouvements de société et à des déstabilisations pouvant venir de mille horizons. C’est en cela que l’intelligence économique est le pendant de l’engagement sociétal des entreprises. Les grandes entreprises françaises doivent apprendre à s’armer sur ce terrain, à la mesure de leur aspiration sincère à être davantage que de simples acteurs économiques.