Benoît Torloting, directeur général de Bouygues Telecom, expose sa stratégie qui consiste à pallier l’écroulement de la croissance dans le mobile par la redynamisation de son offre sur le fixe, à travers BIG et « Pure Fibre ». Il s’exprime aussi sur son rachat de La Poste Mobile et sur ses initiatives dans l’IA.

Vous avez présenté fin septembre votre projet stratégique sous le nom « Cap 2030 ». Pouvez-vous en expliquer les grandes lignes ?

Benoît Torloting. Bouygues Telecom se construit sur ses atouts. Le premier, c’est sa qualité de service dans la connectivité. Sur le mobile, nous sommes depuis dix ans numéro deux, selon l’Arcep, et depuis l’an dernier, numéro un sur l’internet mobile dans les zones denses. Dans ce domaine, nous poursuivons nos investissements mais on n’a plus rien à prouver. Depuis cinq à sept ans, nous avons en outre bâti une qualité sur le fixe, où nous sommes le dernier opérateur à être arrivé sur ce marché, puisque nous l’avons lancé en 2008. Nous avons pris le virage de la fibre, avec aujourd’hui 90 % du marché couvert et 37 millions de prises raccordables. Sur les box, nous avons investi pour les designers et pour concevoir leur logiciel. Nous voulons être les meilleurs sur la qualité de la connexion internet à domicile. Je ne dis pas que les contenus ne sont pas importants. Mais ce que les gens veulent avant tout, c’est que l’internet à domicile fonctionne bien.

Est-ce lié à l’émergence du télétravail au moment du covid ?

Cela avait commencé avant, mais avec le covid et le télétravail, c’est devenu encore plus important pour les clients. Nous avons designé les premières box du marché au format vertical où la qualité du rayonnement du wifi est meilleure car les antennes sont logées dans une partie supérieure éloignée du châssis afin d’éviter les interférences. Nous avons été aussi les premiers à introduire les nouvelles technologies du wifi. Selon le baromètre nPerf, Bouygues Telecom est n° 1 sur le wifi et n° 1 sur la connexion internet fixe.

Pourquoi cette orientation stratégique sur le fixe ?

Il faut s’adapter à de nouvelles conditions de marché. Depuis la mi-2023, la croissance s’est écroulée sur le mobile. Le nombre de forfaits sur le marché grand public, qui augmentait d’1,5 million par an, croît aujourd’hui de 350 000 sur les douze derniers mois à la fin septembre. Le gâteau sur lequel chaque acteur se battait pour prendre une part grossit moins car on arrive à saturation de l’équipement de certaines tranches d’âge et l’effet inflation/pouvoir d’achat pèse sur la consommation. La connectivité est préservée mais les ménages commencent à faire des arbitrages, à arrêter les petites lignes secondaires, et équipent moins vite leurs enfants - du fait aussi de l’attention des parents à la vie numérique. Cela génère ce que les médias appellent la guerre des prix. Le marché mobile est très en tension.

Cette guerre continue pourtant. Vous-mêmes avez des offres d’entrée de gamme à 2 euros pour B&You…

Elle est concentrée effectivement sur l’entrée de gamme dans le digital. Elle se poursuit, c’est vrai. Il y a une pression concurrentielle très forte de tous les acteurs sur ce segment. Chacun cherche la bonne équation entre le volume et la valeur. Cependant, nous ne sommes pas les plus agressifs sur le marché. Et sur le trimestre, nous avons gagné 170 000 abonnés mobiles en net (après +17 000 au T1 et +59 000 au T2) et plus de 80 000 sur le fixe.

Les deux offres, BIG et « Pure Fibre », que vous avez lancées en octobre et novembre, découle-t-elle de cette nouvelle réalité ?

Nous sommes encore un challenger sur le fixe, avec 5 millions de clients, mais celui-ci va devenir le premier moteur de croissance de Bouygues Telecom. C’est également vrai sur le B to B. En évolution du chiffre d’affaires, on est à un moment de bascule entre le mobile et le fixe. Mais notre vision est que notre progression sur le fixe va également amener de la croissance sur le mobile. Les deux sujets sont de plus en plus liés. Les deux offres que nous avons présentées début octobre et début novembre relèvent de cette logique en s’adressant à deux segments de clientèle très complémentaires. En 2009, nous étions les premiers à lancer une offre convergente qui couplait fixe et mobile (Ideo). Ce qu’on invente à travers notre marque BIG, c’est une offre convergente entre le fixe et les mobiles du foyer. Notre élément différenciant en Europe est que plus le client prend de forfaits mobiles, plus il a de remises sur l’ensemble des forfaits. Nous avons une relation client intégrée entre fixe et mobile et une vision élargie de la famille. Vous pouvez grouper une offre de box et jusqu’à dix forfaits mobiles, non pas uniquement à la même adresse, ce qui permet de regrouper les abonnements des enfants hors foyer, des parents ou de colocataires avec des RIB différents. Et nos clients existants peuvent bénéficier de BIG.

Vous avez fait appel à Ramzy Bedia pour vanter les qualités de cette offre dans une campagne de BETC…

Oui, il s’agissait de marquer le marché à travers une star, ce qui est nouveau pour nous. Les retours sont très bons. Avec une nouvelle marque et Ramzy qui joue avec beaucoup d’humour son propre rôle, en étant débordé dans sa famille par ses factures. Nous avons un ADN d’innovations. Nous avons été les premiers avec Ideo, B&You sur le web a été la première offre sans mobile et sans engagement en 2011. Et sur le fixe, nous avons été précurseurs en lançant les box 4G en 2017 puis 5G en 2022. On a aussi été les premiers à dématérialiser la box TV en 2020 à travers une appli. BIG et « Pure Fibre » sont dans cette logique d’ouvrir de nouveaux territoires.

En quoi consiste cette deuxième offre « Pure Fibre » ?

Elle s’adresse à des clients plus technophiles, plus digitaux et autonomes qui sont attachés à la performance, à travers le débit de la fibre et un wifi de dernière génération, mais veulent n’acheter que ce dont ils ont besoin. C’est une cible plutôt jeune, plutôt urbaine. Jusqu’ici, sur le marché, la performance passait par l’achat de tout un package de contenus et la TV. Nous avons aujourd’hui 22 % de nos clients qui ne branchent pas leur décodeur télé et ont une consommation de divertissement par des services OTT comme les plateformes de streaming. Notre offre « Pure Fibre » permet d’avoir jusqu’à 8 gigas sur la fibre et un wifi 6E. Et c’est tout. Pas de télé et pas de téléphone fixe.

Cela se traduit par une campagne, signée aussi BETC, qui montre des utilisateurs dans le plus simple appareil, donc avec l’idée d’un dépouillement pour signifier l’idée du « super-flux sans superflu ». Ne craignez-vous pas que cette offre, qui s’oppose à la vision d’offres étoffées et enrichies, n'apparaisse trop segmentante, réservée aux puristes de la fibre ?

Nous répondons de manière très ciblée à des profils très segmentés qui représentent tout de même 15 à 20 % du marché. Ce sont des gens qui veulent à la fois de la performance et acheter malin. Notre offre sans superflu est à 23,99 euros, alors que pour un débit et un wifi du même niveau, il faut compter sur le marché avec des tarifs à plus de 40 euros, voire 50 euros, pour tout le package. La communication est entièrement digitale et en affichage.

Sur le mobile, le revenu par abonné baisse-t-il ?

Nous avons le revenu unitaire par abonné mobile, l’Arpu, le plus élevé du marché. Pour tous les opérateurs, il a crû pendant longtemps parce qu’on pouvait proposer auprès des clients toujours plus de contenus, de data, etc. Effectivement, depuis la fin 2023, on est au bout de cette histoire. Notre Arpu s’est stabilisé puis décroît au troisième trimestre. C’est pourquoi notre modèle est d’aller sur le fixe, avec des offres inédites et de convaincre l’ensemble des mobiles du foyer autour de la box à travers une offre famille. On s’inscrit aussi dans une logique de pouvoir d’achat. Dans un marché très compétitif à quatre opérateurs, chacun cherche la bonne trajectoire entre volume et valeur.

Vous avez annoncé le 15 novembre la finalisation du rachat de l’opérateur virtuel La Poste Mobile, qui compte 2,4 millions d’abonnés, et un accord de distribution exclusif avec La Poste dans ses 7 000 bureaux.

Nous sommes l’opérateur qui dispose du plus de marques commerciales et de canaux de distribution. C’est un atout qu’on vise à développer. Au-delà de Bouygues Telecom, de BIG et de B&You qui nous appartiennent, il y a NRJ Mobile, Auchan Telecom, CDiscount Mobile et désormais La Poste Mobile. Ce sont des marques que nous voulons développer car elles permettent d’adresser des segments de clients différents sans impacter la valeur des uns et des autres. On a accès aussi à des canaux comme le réseau d’agences CIC Crédit Mutuel, les bureaux de La Poste, les sites web de NRJ ou le réseau de Darty avec lequel nous avons un partenariat sur la vente de box. Nous déployons la communication de toutes ces marques.

Quand un opérateur va-t-il intégrer dans ses forfaits des offres d’IA ?

L’IA va impacter l’ensemble de nos métiers et apporter des services au client. Cela fait des années qu’on utilise l’IA pour améliorer nos expériences clients et faciliter le quotidien de nos conseillers. L’IA générative va encore accroître leur capacité à mieux répondre à travers, par exemple, des résumés de conversation. Nous essayons de réduire ainsi nos fréquences d’appels pour aider les conseillers à répondre toujours mieux aux clients.

Cela veut dire moins de conseillers ?

S’il y a moins de fréquences d’appels, il y a moins besoin de conseillers. Mais cela se fait au bénéfice de la satisfaction client. L’IA générative permet aussi d’industrialiser davantage de process dans la partie réseaux, dans l’informatique ou la communication. J’ai mis en place une IA Factory pour rassembler les métiers et les techniciens sur un même plateau afin de sensibiliser et de repérer des cas d’usage industrialisables. Nous utilisons l’IA gen pour produire de la mise en forme de créations, des shootings photos, de la voix off et bientôt de la vidéo sur la base de nos assets. Les consommateurs vont bénéficier de services dopés à l’IA générative et les opérateurs ont des choses à imaginer. Une de nos pistes et d’aider aux choix de la VOD le soir en famille sans y passer une demi-heure. On a donc créé « Ensemble ce soir », sur l’interface de la box, qui permet de recueillir les préférences de chacun pour aider à la convergence du choix d’un film, par exemple. Ce service sera disponible prochainement à l’ensemble de nos clients. Nos vendeurs en boutique avaient aussi un outil de traduction pendant les JO. Et nous avons un assistant au choix à l’achat de forfaits ou de téléphones sur notre site web. Nous l’avons développé aussi en interne sur les sujets RH.

Seriez-vous favorable à un partenariat exclusif avec un grand acteur comme OpenAI ?

Nous sommes très attachés à la confidentialité de nos données clients. Nous avons vocation à utiliser les LLM, les moteurs du marché, de façon très diversifiée. Nous construisons une architecture informatique pour être capable d’utiliser les meilleurs LLM. Tout repose sur la préparation des données. Il nous faut les structurer pour qu’elles soient utilisables par les différents moteurs et en même temps être suffisamment indépendants pour pouvoir changer de LLM au fur et à mesure de leurs avancées. Il n’est pas systématiquement utile d’avoir recours à des LLM puissants. Il faut qu’on puisse avoir le choix d’un LLM plus smart.

Comment articule-t-on un discours responsable, en matière d’éco-production, et une consommation d’énergie de plus en plus forte avec l’IA ?

Nous avons en effet des objectifs de réduction de nos impacts carbone dans notre RSE. Nous visons en 2027 près de 30 % sur les Scope 1 et 2, liés à l’énergie qu’on consomme, et 17,5 % dans le Scope 3. Nous sommes en ligne. Nous avons mis en place des technologies pour réduire la consommation d’énergie de nos antennes en fonction de leur vrai usage en journée ou la nuit. Nous utilisons de l’énergie verte et celle qu’on achète est à 100 % renouvelable. Sur nos équipements, nos terminaux et nos box, couverts par le Scope 3, nous avons des stratégies de réemploi des smartphones (250 000 mobiles collectés en 2023) et nos box sont écoconçues et réutilisables. Concernant l’IA, on est utilisateur mais on n’est pas dans les infrastructures. Nous n'investissons pas dans les data centers IA. Nous ne sommes pas dans l’entraînement des IA, qui consomme beaucoup d’énergie, nous sommes dans l’utilisation. Cela permet d’être agile, agnostique.

Vous avez lancé une offre de services de technologies à l’adresse des entreprises sous le nom de C2S. Pourquoi ?

Sur la connectivité mobile, nous sommes un opérateur installé avec 27 % du marché. Sur le passage à la fibre, nous sommes un challenger avec moins de 10 % de parts de marché. Nous avons donc sur ce paramètre de grands territoires à conquérir avec un réseau puissant et large, spécifique pour les entreprises. Sur la partie des services (cloud, cybersécurité, couverture spéciale pour des bâtiments…), qui est en forte croissance, nous sommes hyperchallenger. Nous voulons continuer à croître sur la connectivité fibre, où il y a beaucoup de potentiel, et marquer des étapes sur le marché des services où nous sommes un très petit acteur. On se concentre dans l’accompagnement des entreprises vers le cloud et la cybersécurité. C’est pourquoi nous avons intégré en début d’année C2S, qui était une filiale de Bouygues avec 250 experts dans ces domaines. Nous ciblons les PME et les ETI qui souhaitent avoir une approche de bout en bout sur l’ensemble de leurs problèmes de connectivité.

SFR traverse une zone de turbulences sur le plan commercial et pose des interrogations sur son avenir. Bouygues Telecom serait-il intéressé par cette entreprise comme cela a été le cas par le passé ?

Nous la suivons comme tous nos concurrents. Doit-on s’attendre à des mouvements de consolidation ? Il y a un obstacle majeur sur le marché français qui est la doctrine en droit de la concurrence. Au niveau européen et français, il est considéré à date que le passage d’un marché à trois opérateurs n’est pas autorisé, sauf à recréer un quatrième acteur. Des voix s’élèvent en Europe pour dire que cela entache la capacité des opérateurs à investir pour l’avenir. De là à ce que la doctrine évolue, il y a encore du chemin. Après, il faudra que l’un des acteurs soit vendeur…

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