Chronique

Je ne sais pas vous 

Mais partir de bon matin 

Chercher le pain. Ce n’est pas rien 



Mais depuis le dernier printemps

Ma boulangère me fuit

Et je le sens bien



Avant, elle m’accueillait d’un

Comment vont les petits ? 

Avez-vous bien dormi ?

Nous étions presque amis



Mais dans sa boutique

À notre barbe, à notre nez

Tout a changé 



Plexiglas, écran, 

Tablette, sabot

Rien n’est trop beau



Tout à trac

Ma boulangère est devenue sans contact  

Elle ne me reconnaît plus





Une baguette bien cuite

Sans contact ?

Un pain au chocolat 

Sans contact ?



Une tarte aux myrtilles

Sans contact ?

Plus rien ne croustille



Oh ! Je sais ce que vous pensez

C’est trois-fois rien

Ça ne mange pas de pain



Je n’en suis pas si sûr

Car ça fait des mois que ça dure

Avec elle, le matin

Mais aussi avec les autres, les humains



Pensez à Prévert et son Bateau-Lavoir

Vous l’imaginez, vous ? Sans contact 

Avec Picasso, Grimault et Renoir ?



Le sans contact abîme notre humanité

Tue la créativité

Et détourne l’attention portée



Simone (1) l’a bien vu 

L’attention extrême est ce qui constitue 

Dans l’homme la faculté créatrice… 

Cette attention si pleine que le « je » disparaît…  

La condition est que l’attention soit un regard



Aurions-nous perdu la vue, vraiment ?

Full digital, planqués derrière écran 

Bourrés de tiques ? Incapables de nous passer 

De nos prothèses numériques ?



Non !

Quand le virus sera tué 

J’en suis persuadé



On verra que le Digital nous a sauvés

Et qu’une génération a inventé

Une nouvelle proximité



Dès que tout sera fini 

Ce n’est pas le couvert qu’il faudra remettre

Mais le contact, avec sa clé



Au café, au restaurant

Au concert ou au ciné

On pourra s’embrasser, s’enlacer



Postillonner, rire aux éclats

Se contacter, se re-contacter 

Se voir. Être là. Enfin ! 



Le sans contact n’aura pas gagné



Soyons sûrs que les combattants de l’essentiel

À l’heure de la démobilisation

Feront mentir le roi Jean (2) 



En déposant leurs fusils et leurs baïonnettes 

En détachant leurs cartouchières 

En rendant leur casque au magasin des accessoires patriotiques

Ils se dépouillèrent de leur vertu 

Le paletot leur rendit, mais fatigué

Leur âme d’avant-guerre 



La génération sans contact

Certes fatiguée, 

Ne va pas raccrocher



Le marketing « m’a tuer »

A-t-elle inscrit 

Sur les murs de sa captivité



Demain, à force d’âme

Heureuse de se retrouver

Elle trouvera l’énergie de tout réinventer



En attendant, ma boulangère, elle,

Reste sans contact

Alors, si le cœur vous en dit, 

Vous pouvez m’écrire. C’est ici



Denis Gancel

[email protected]

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