Interview
Nommé général manager France de FreeNow (ex-Kapten et ex-Chauffeur Privé) en mars 2021, Dimitri Tsygalnitzky revient sur les enjeux de cet énième relancement de marque dans un contexte concurrentiel, réglementaire, social et épidémique tendu pour les acteurs du VTC.

Entre Chauffeur Privé et FreeNow aujourd’hui, vous avez créé la marque Kapten qui aura vécu moins de deux ans. D’après votre prédécesseur, vous saviez pourtant que vous passeriez sous la bannière FreeNow tôt ou tard. Pourquoi alors avoir dépensé tant d’énergie pour une marque éphémère ?

Il faut refaire l’historique de Chauffeur Privé. En 2011, l’entreprise est lancée et en 2017, elle est rachetée par Daimler, puis décide d’attaquer le marché européen. Au début, nous pensions que le côté frenchy de Chauffeur Privé pouvait séduire mais il s’est avéré que c’était imprononçable dans d’autres langues comme l’anglais ou le portugais. Nous avions aussi l’écho que la marque avait une connotation premium alors que nous voulions être un acteur incontournable de la mobilité. En février 2019, nous décidons de lancer Kapten. Mais un mois plus tard, Daimler et BMW annoncent leur joint-venture dans les services de mobilité et FreeNow, regroupant Kapten, Clever, MyTaxi, Beat et Hive. Il fallait réunir les marques, les équipes et les technos sous une même bannière. La France n’a rejoint FreeNow qu’en septembre 2020.



Pourquoi ce délai de plus d’un an et demi pour intégrer FreeNow ?

Kapten était uniquement un changement de marque mais FreeNow implique en plus une migration vers une nouvelle plateforme technologique. La France est un gros marché, et complexe, donc la bascule a d’abord été faite dans des pays moins stratégiques. Si la base technique a changé, en revanche, nous avons gardé tous les éléments de notre succès : le programme de fidélité, les équipes, les partenaires, l’approche locale, la base B-to-B…



Qu’apporte cette nouvelle plateforme technologique pour les utilisateurs ?

Désormais, on peut se déplacer dans 130 villes européennes avec une seule application, et bénéficier de 13 services de mobilité : VTC, trottinettes, vélos, scooters, car sharing, transports publics… FreeNow est une solution de transport multimodale. En France, le premier effet visible est l’intégration du service de location de trottinettes Tier. Un autre aspect important, c’est l’économie réalisée par l’utilisation d’une seule plateforme au lieu de 13.



Cette multimodalité est aujourd’hui, en France, surtout parisienne…

Renforcer notre présence territoriale est l’un de nos grands enjeux. Nous sommes déjà à Lyon et Nice, l’idée est d’ouvrir Bordeaux et Lille et peut-être d’autres villes de manière opportuniste. Lorsqu’on regarde nos chiffres, il n’y a pas un centimètre carré de territoire où l’on ne trouve pas des gens qui ouvrent notre application. Nous voyons aussi une demande dans de plus petites villes comme Reims, Rouen ou Orléans. De l’autre côté, nous savons que les chauffeurs seraient ravis d’avoir une autre plateforme. Mais pour ouvrir une ville, il faut que la demande, et nos ressources, soient au niveau.



FreeNow veut être « Net Zéro Carbone » d'ici 2030. Un bel engagement qui repose en réalité sur les épaules de chauffeurs indépendants ! Ont-ils envie d’adopter un véhicule hybride ou électrique et comment les y incitez-vous ?

Le moyen le plus évident est la subvention pour la conversion, directement de notre poche. Nous discutons également avec la Fédération française des exploitants VTC pour les sensibiliser à la transition de la part des chauffeurs. Le troisième axe est de négocier des partenariats avec les fournisseurs de bornes de recharge électrique, comme la RATP, pour que cela se fasse de la manière la plus rapide et économique possible. Les chauffeurs peuvent faire une recharge dans un hub au nord de Paris. Cela prend entre 3 et 4 heures contre 6 heures normalement. Et c’est plus économique que du thermique.



3 à 4 heures ! Mais comment des chauffeurs travaillant en flux tendu et en concurrence avec des VTC thermiques moins contraints peuvent-ils mettre autant de temps de travail entre parenthèses ? Cela semble improbable…

C’est un dilemme. Il y a deux challenges. D’abord, les coacher et leur dire : « Est-ce que vous comprenez les bénéfices d’un véhicule électrique ? » Ces véhicules permettent des économies de coût à moyen et à long terme et puis les zones à faible émission (ZFE) se multiplient, notamment à Paris où le diesel sera interdit dans trois ans. L’idée est de leur dire que s’ils ne se penchent pas dessus maintenant, ce sera compliqué plus tard. Beaucoup d’entreprises cherchent à réduire leurs émissions et privilégient les flottes électriques. Est-ce que vous voulez travailler avec TF1 ? Vuitton ? Le deuxième aspect est le coût frontal de l’auto électrique. Selon la gamme, une électrique coûte 25 000 euros (Nissan Leaf) soit environ 5 000 euros de plus qu’une thermique (une Peugeot 508) [une Nissan Leaf débute à 33 900 euros et une Peugeot 508 à 28 275 euros, NDLR]. Le troisième frein est la couverture en bornes de recharge. L’Europe a annoncé vouloir investir dans l’installation de plusieurs millions de bornes. Au sein du groupe, nous avons aussi une filiale, Charge Now, qui propose de réserver une recharge gratuite.



Alors que la nouvelle économie est accusée de détricoter le droit du travail avec l’auto-entrepreneuriat, ne serait-ce pas là une cause noble à défendre, au-delà de la neutralité carbone qui confine parfois au greenwashing ?

Absolument. Ce n’est pas nouveau, nous sommes sous les spotlights depuis deux ans. Nous entendons certaines affaires, comme récemment au Royaume-Uni [pour la première fois, Uber a reconu aux chauffeurs le statut de salarié, ouvrant droit à un salaire minimum, des congés payés et un plan d’épargne retraite, NDLR]. Depuis toujours, nous cherchons à renforcer notre relation avec les chauffeurs. Je ne dis pas ça simplement d’un point de vue financier. Nous veillons à ce qu’ils restent engagés et puissent offrir la meilleure qualité de service de façon durable. Nous avons une équipe de 25 personnes qui gèrent environ 20 000 chauffeurs actifs, même si ce chiffre est plutôt de l’ordre de 10 000 à cause du Covid. Sur le plan juridique, la loi LOM a cherché à mettre un cadre réglementaire constructif entre chauffeurs et plateformes. Le gouvernement affirme que les plateformes sont là pour exister. L’OCDE indique qu’elles répondent à un besoin, et ajoute que 31% des métiers dans le monde sont en freelance et ont un intérêt à travailler avec les plateformes pour trouver une demande. D’autre part, le statut d’indépendant est parfois trop précaire. Nous sommes d’accord avec le fait qu’il faille les protéger. Si un indépendant se casse une jambe et qu’il a besoin d’un coup de main, nous mettrons l’aspect humain, avant l’aspect économique. Enfin, l’idée de requalifier les indépendants en salariés est absurde car un tiers des travailleurs dans le monde serait concerné, l’impact serait considérable et surtout, la majorité d’entre eux souhaitent rester des indépendants selon l’OCDE. Enfin, nous souhaitons travailler sur des éléments clés qui importent aux chauffeurs : le prix minimum de la course ou la couverture assurance. Nous discutons avec eux et les ministères.



Est-ce que FreeNow amène avec lui une vision allemande du freelance ?

Cela ne change rien sinon que les chauffeurs ont désormais accès à 26 millions d’utilisateurs dans le monde, qui peut-être, viendront en France. FreeNow est fait de 13 marques différentes, le groupe promeut le télétravail et est composé de nationalités de tous bords parmi ses 1200 employés.



Ce rapprochement a-t-il conduit à la suppression de postes en France ?

Nous avons cent salariés en France, et une centaine de collaborateurs a quitté la société, notamment dans les équipes techniques. Cela n’a pas été un moment facile pour la société. C’est lié aux synergies et à la crise.



Justement, Uber a vite su rebondir durant cette crise pour adapter son activité en mettant l’accent sur sa filiale Uber Eats et la livraison de repas. Celle-ci a augmenté de 224% en 2020. Pourquoi FreeNow n’a pas fait ça ?

Nous nous sommes posé la question début 2020 lorsque nous cherchions des moyens de nous diversifier à la suite du confinement. Mais nous avons décidé de nous concentrer sur notre métier, qui n’est pas le transport de marchandises mais de personnes. C’est une volonté assumée. Notre marché est gigantesque. Selon une étude Frost & Sullivan, le secteur des taxis et des VTC est estimé à 60 milliards de dollars. Et celui du MaaS [mobility-as-a-service], dans lequel nous sommes positionnés, est évalué à 600 milliards. Nous pensons, enfin, que la livraison de repas a explosé avec le confinement mais que bientôt, elle n’aura plus du tout le même niveau de croissance.



Dans l’économie numérique où le modèle du « gagnant rafle tout » règne, n’êtes-vous pas déjà devenu le Dailymotion ou le Viadeo des VTC ?

Dans le monde, il existe des centaines d’acteurs de VTC, et plus largement, de mobilité. La mobilité est le deuxième poste de dépense des ménages après le logement. Notre ambition est d’être le leader européen de la mobilité. Nous pensons qu’il y a des consolidations à venir, et c’est sain. Cela a légèrement commencé mais cela va s’accélérer d’ici deux ans. En fait, nous devons aborder le marché par continent. Nous ne voulons pas aller sur les plates-bandes d’Uber et de Lyft aux États-Unis, ou de Didi et de Grab en Asie. Mais en Europe, nous sommes les mieux placés face à Uber. FreeNow est numéro 2 en France mais numéro 1 en Allemagne, en Irlande, en Grèce, en Autriche… Imaginer que nous serions le Viadeo ou le Dailymotion des VTC n‘est pas un bon rapprochement car nous sommes leader en Europe, donc nous serions plutôt le LinkedIn ou le YouTube. Sur le fond, personne ne veut qu’un seul acteur ait 80% du business. Il faut de la concurrence.



Pour cela, vous devez faire connaître FreeNow face à un acteur si connu qu’il a donné son nom à la plateformisation. Que prévoyez-vous ?

Notre campagne de communication, conçue par Rosapark, surfe sur la thématique « libre de » sur fond de réouverture et de déconfinement. Nous avons plusieurs thèmes qui vont découler de cette campagne, cherchant à adresser des situations différentes autour de la liberté. Nous ne pouvons pas faire du corporate pour nous démarquer. Nous devons établir notre marque avec sa tonalité qui va s’inscrire dans la lignée de Chauffeur Privé et Kapten.



Pour gagner en notoriété, vous avez besoin de puissance mais pourtant, votre plan média ne prévoit pas de TV. Est-ce une question de budget ?

Ce n’est pas une question de budget car en France, le marché est clé. Ce n’est pas non plus du « quoiqu’il en coûte », mais nos ambitions sont fortes. Nos films sont d’ailleurs ultra qualitatifs. La réponse est que la TV a une portée nationale mais que FreeNow n’est pas présent partout sur le territoire, cela risquerait donc de créer de la déception. Côté médias, notre enveloppe est plus ou moins la même que lors du lancement de Kapten.

 

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