Politique
Dans un essai qui sort ce jeudi aux Éditions de L'Aube, « La Marque Macron », Raphaël Llorca, expert associé à la Fondation Jean-Jaurès, doctorant à l’EHESS et planneur stratégique chez Havas Paris, passe au scalpel l’univers de marque du président. Et montre comment elle a raté sa chance d’incarner le monde d’après.

Diriez-vous que la marque Macron est dès l’origine pleine de promesses ou est-ce le mouvement En Marche qui contient toute cette promesse ? Macron est très vertical, jupitérien, En Marche plus horizontal en allant au-devant des citoyens avec la « grande marche »…

R.L. Effectivement, Emmanuel Macron s’est construit en marque pour conquérir le pouvoir. Non pas comme une entité commerciale ou une manière de marchandiser le politique mais avec une façon très puissante de construire de la cohérence en articulant des valeurs, des récits et une esthétique. Il a eu l’intuition dès le départ que pour représenter un renouveau politique, il fallait incarner un renouveau symbolique. Comme Mitterrand, il a compris la puissance symbolique de ce que ses conseillers en communication lui proposaient. Mais il est allé un cran plus loin en conceptualisant cette notion de marque. Je ne distinguerais pas Macron d’En Marche, mouvement qui a été un outil de conquête, qui a eu son logo et sa charte graphique, mais qui renvoie à la marque Macron. Dans cette contradiction entre verticalité et horizontalité, progressisme et conservatisme, ancien et moderne, de droite et de gauche, il a dès le départ cette capacité à articuler des contraires, ce qui est en principe compliqué du point de vue de la marque.



D’où la référence au neutre dans votre ouvrage, qui est l’édification d’un système de valeurs qui synthétise des aspirations radicalement différentes…

Je l’ai trouvée chez Roland Barthes. C’est en effet cet opérateur du neutre qui permet de conjoindre les valeurs opposées. Tout le monde a vu dans le « en même temps » sa stratégie politique de dépassement des clivages. J’ai voulu montrer que c’était la partie émergée de l’iceberg car en dessous se tient un système symbolique total, beaucoup plus profond, qui rendait cohérent cette fulgurance de discours qu’est le « en même temps ». Le ni l’un ni l’autre est un troisième terme, comme dit Roland Barthes, qui déjoue les oppositions. Il ne va jamais dans le registre de la confrontation mais va toujours préférer celui de l’esquive, de la parade, de la suspension du conflit.



Du neutre, Macron passe selon vous à la neutralisation. Vous écrivez d’ailleurs qu’il y a une disparition du « en même temps », une absence de cohérence de la marque...

C’est très difficile de gouverner avec une stratégie d’esquive. Le neutre ouvrait la possibilité d’autres espaces, d’autres discours que le réel avait tenu jusqu’ici pour impossible. C’est pourquoi je le rattache à la notion de disruption chère à Jean-Marie Dru : on n’a ni un téléphone ni un ordinateur, mais un iPhone. Cette troisième voie disruptive débouche sur ce que j’ai appelé la dégénérescence du neutre. Une fois au pouvoir, la marque Macron s’est durcie. Elle devient plus sombre, plus menaçante. Neutraliser, c’est atténuer ou annuler une force adverse, empêcher d’agir en allant jusqu’à organiser la paralysie. Le « nouveau monde », qui était omniprésent les premiers mois du quinquennat, comporte une forme de violence car il consiste à reléguer les oppositions non plus dans l’espace mais dans le temps. Donc, de les ringardiser.



La neutralisation qui passe aussi par le langage ?

Dans la mise en scène de Macron à son arrivée au pouvoir, que ce soit la poignée de main virile avec Donald Trump ou ses discours à Versailles, à la Sorbonne ou à Athènes, il y a un appareillage symbolique qui écrase l’espace politique et surtout assigne le citoyen à un simple rôle de spectateur. Il y a une tentation de sous-titres permanents. Il nous guide vers un sens choisi et décidé à l’avance. C’est en cela qu’il y a une neutralisation de l’esthétique et de la mise en scène. Le discours basé sur la pragmatique, sur la relation avec autrui, est verrouillé.



Est-ce aussi le cas dans sa gouvernance ?

Il y a là aussi un contrôle très fort de la parole. C’est une neutralisation médiatique qui voit dans les journalistes des corps intermédiaires qui ne peuvent que déformer le message présidentiel. Après Hollande qui était dans la connivence jusqu’à l’excès et Sarkozy qui était dans le rapport viril et quasi-physique, Macron voit les journalistes comme de mauvais relais. Sur le plan politique, tout est fait pour prolonger l’apathie des partis adverses en nommant des personnalités de droite à Matignon, ou en revendiquant le progressisme. Le neutre était plein de promesses, comme l’avait montré Cohn-Bendit, lorsqu’il proposait de moduler les 35 heures selon l’âge, ce qui n’a pas été retenu. Mais la neutralisation se manifeste par une directive interdisant à un député LREM de voter l’amendement d’un parti adverse. C’est le contraire de l’intelligence collective et de la construction conjointe. C’est une désillusion du neutre.



On se souvient de la scénographie, notamment de la pyramide du Louvre, mais pas des discours. Est-ce révélateur ?

La pyramide du Louvre a été le prétexte du discours, et non l’inverse. On retient en effet l’image mais pas les mots. Plus qu’aucun de ses contemporains, c’est le chef de l’État qui a compris la force du symbole pour exercer le pouvoir. Chez Macron, tout est symbole : Jeanne d’Arc, De Gaulle, Johnny Halliday… Son système de représentation accompagne et trahit les mutations symboliques du macronisme. Après une présidence Hollande a-symbolique, cela a été sa grande force, mais c’est aussi ce qui a entraîné un dérèglement. D’abord par une rupture de cohérence interne. Le niveau esthétique de la marque s’est brutalement disjoint des niveaux narratif et axiologique (le système de valeurs). Quand on essaye de d’imposer le symbole par le haut, on risque de perdre le fil du récit du quinquennat. Au cours d’une soirée à l’Elysée, autour de Pierre et le Loup, Macron a joué le rôle du récitant – comme le faisait Louis XIV. Puis son conseiller Bruno-Roger Petit se met à peindre le président en roi thaumaturge. C’est le cas d’école d’une mise en scène esthétique qui échappe complètement au peloton et laisse penser qu’il n’est plus en phase avec le réel. Quant au « make our planet great again », c’est un coup de génie publicitaire qui peut faire de lui le héros du climat. Sauf que cela ne correspond pas au système politique qu’il construit.

 

Vous citez Roland Barthes pour qui la finalité d’un mythe est d’immobiliser le monde. N’est-ce pas le signe d’une volonté de figer la France?

Pour Lévy Strauss, le mythe est d’abord un récit qui formule et résout symboliquement les contradictions d’une société. Toute la puissance de Macron pendant la campagne ne repose pas tant sur le storytelling que sur la narratologie : il va donner la figure mythique de l’entrepreneur politique qui va déverrouiller la société et celui du personnage de roman face à une politique qui s’affadit, qui manque de panache. Avec la neutralisation propre à l’image de Jupiter, je reprends Roland Barthes pour qui le mythe, en effet, vise à immobiliser le monde et à transformer ce qui est de l’ordre de la culture en nature. Jupiter a été utilisé en communication dans les premiers mois comme une justification de toutes ses décisions, comme pour naturaliser l’exercice du pouvoir : le renvoi du général de Villiers, le refus d’accorder des entretiens à la presse française, Poutine à Versailles, etc. Or cela va à l’encontre de tout ce qui fait le propre d’une marque aujourd’hui : l’authenticité, l’horizontalité…



Vous dîtes aussi que la fiction est son mode de compréhension de la société et que cela le coupe du réel car il croit à son propre récit…

On dit que le pouvoir isole. C’est encore plus le cas chez lui car, du fait de sa trajectoire politique, il n’a pas de capteurs ni de réseaux qui peuvent lui faire remonter des informations. Et comme il manque cruellement d’élus locaux, la fiction est souvent utilisée comme capteur de remplacement. Après la sortie du roman social Leurs Enfants après eux, de Nicolas Matthieu, ou du film Les Misérables, on a eu des indiscrets dans la presse tendant à montrer que Macron en avait été ému et demandait à ses ministres de prendre des mesures. L’envers du décor, c’est qu’il y a chez lui une tentation de comprendre et même de vouloir changer le réel par du récit.

 

N’est-ce pas une forme d’hubris ?

Le récit à partir de grands personnages historiques et symboliques est à la fois un formidable moyen d’émettre des messages mais c’est aussi quelque chose qui peut aveugler sur la réalité du pays. Lacan disait que le triptyque psychique de l’individu passe par l’équilibre entre le réel, le symbolique et l’imaginaire. Manifestement, chez Emmanuel Macron, il y a une hyperinflation du symbolique.



Les Gilets jaunes apparaissent selon vous comme un miroir inversé qui va opposer une déneutralisation face à Macron et dire au pouvoir qu’il est nu face à cette autre représentation du réel…

Oui, La Fontaine avait compris dans Le Chat, la Belette et le petit Lapin que pour renverser le pouvoir de Louis XIV, qui reposait sur l’absolutisme, il fallait le prendre à son propre piège. Le mouvement des Gilets jaunes se construit en contre-marque avec un même inconscient politique – le déverrouillage de la société, le court-circuitage des corps intermédiaires, le dépassement du clivage droite-gauche, la réticence vis-à-vis du filtre des médias – mais une narration beaucoup plus en prise avec le réel, avec des formats bruts, sans montage, en direct. Face à un bleu consensuel de Macron qui n’agresse pas et vise à rassembler, le jaune du dissensus s’ancre dans une pop culture avec des détournements de publicités qui sont à des années-lumière de ce que produit Macron.



Avec la crise sanitaire en 2020, Macron tient un discours de déconfinement où l’éventail des possibles semble très ouvert. Mais le nouveau monde est vite oublié. Est-ce parce que cette expression avait déjà été utilisée jusqu’à la corde dans sa campagne ?

Sur le papier, nouveau monde et monde d’après avaient tout pour coïncider. Cela aurait pu être une formidable opportunité pour accompagner l’évolution de sa marque. Macron aurait pu, dû incarner le monde d’après. Il dit d’ailleurs en avril « sachons tous nous réinventer, moi le premier ». On voyait que tout bougeait dans l’opinion : le rapport à la mondialisation, au local… Mais il a très vite refermé cette porte en disant qu’il fallait juste changer de chemin. Il a eu une forme de crispation identitaire en se recroquevillant sur ce qui avait fait sa force alors même que la société n’était pas du tout la même. Tout l’art de la métamorphose est de lier transformation et conservation. Il a reconnu ensuite son manque d’audace sur les vaccins.



Vous envisagez plusieurs pistes pour 2022 entre marque conversationnelle, marque-miroir, marque-icône et marque-autorité. Devant la peur et l’urgence, n’est-ce pas cette dernière qui va l’emporter ?

Dans l’éventualité où il se représente, tout est ouvert un an avant. Que ce soit avec une marque-conversation très horizontale, une marque-miroir où il s’effacerait derrière son public en disant « voter pour moi, c’est voter pour vous », une marque-icône à la Obama où on redonne de la fierté ou une marque-autorité sur une France plus forte d’inspiration sarkozyste, je vois comment il pourrait semer des pierres pour en faire une suite logique de ce qu’il a pu tisser. La marque-autorité est en effet la perpétuation la plus aboutie de la neutralisation. Je fais le parallèle avec Apple, qui s’était construite par opposition à IBM et qui est devenue de plus en plus autoritaire avec des espaces qui s’imposent comme une cathédrale sacrée. Cela colle avec un état de la société complètement chamboulé où il y une perception du déclassement de la France qui peut engendrer pour axe stratégique de vouloir redonner une volonté de puissance. Mais Xavier Bertrand est là-dessus. Macron a-t-il intérêt à investir ce champ ? Pas sûr.



La marque conversation n’est-elle pas invalidée par la Convention citoyenne sur le climat qui n’a pas abouti à une très grande prise en compte de la parole des citoyens ?

Il y a un risque de décalage énorme entre un quinquennat qui a été d’une verticalité assumée et un retour à une horizontalité promise. Je mettais plutôt à son actif la convention citoyenne. Mais s’il veut renouer avec cette stratégie, il faudra des actes. Selon L’Opinion, En Marche chercherait une mobilisation par des causes qui rallieraient des citoyens et l’amas de ces causes formeraient de grandes verticales qui constitueraient le programme présidentiel.

 

La marque-icône est sans doute la plus classique chez les présidents, et la marque-miroir, c’est celle de Mc Do, « venez comme vous êtes ». Est-ce qu’il y a du populisme chez Macron une démagogie qui consiste à dire ce que les gens veulent entendre ?

Non, mais c’est vrai que Macron s’est construit en anti-système et la marque-miroir relève du populisme puisqu’il s’agit de s’effacer sans filtre derrière les désirs de la population. C’est la victoire du marketing pur et dur puisqu’il part du consommateur alors que la marque part d’un projet, d’une vision. Ce serait une défaite du politique, de la réalisation de la volonté générale. On serait dans l’agrégation d’intérêts particuliers. La marque-icône reboucle avec la fascination et la force pour le symbole. C’est l’idée d’être un référentiel moral pour ses publics, une certaine idée de la France. Mais l’idée est de renforcer ses faiblesses en le coupant davantage de ceux qui s’abstiendraient de voter pour lui dans un éventuel second tour face à Marine Le Pen.



La marque Macron peut-elle être ubérisée ?

C’est l’un des principaux risques. C’est l’hypothèse Mercier dans Baron noir qui agrège tous les mécontentements. Zelensky en Ukraine se porte candidat le 31 décembre 15 minutes avant le discours officiel du président et réussit en trois mois de campagne à gagner face au président sortant. La marque Macron s’est déréglée et affaiblie par son incohérence dans le temps. À vouloir incarner 1001 visages, du président militaire à l’épidémiologiste, elle n’a plus sa puissance de 2017.

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