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La la land remporte tout sur son passage, la chorégraphie déglinguée de Kenzo séduit les plus rétifs à la publicité, tandis que l'audience de la danse n'a jamais été aussi importante, surtout auprès des 18-24 ans.

C’est comme si la gravité n’existait plus. Comme si on pouvait glisser sans effort du trottoir aux murs peints, des vitrines aux néons, des poteaux des réverbères aux capots de voitures. Quasiment magique. Pour les novices, on appelle cela le «jookin»: une danse de rue à mi-chemin entre hip-hop et ballet, qui crée la sensation que le danseur est mû par des fils invisibles. Lil Buck, 29 ans, est le Noureev du genre. Consécration: il a tourné avec Barychnikov dans une publicité Rag and Bone –qui à l’instar de marques comme Vuitton, Gap et Kaporal, se presse à ses pieds. Dernière en date: Apple, dans son spot pour l’Iphone 7 et les Air Pods, signé… «Practically Magic».

Claudia Donaldson, rédactrice en chef de Nowness (plateforme culturelle de LVMH), fait partie de ceux qui ont découvert Lil Buck: «Notre public s’intéresse énormément à la danse. À chaque fois que nous diffusons un film qui explore d’une manière ou d’une autre la culture de la danse, que ce soit sous forme de clip musical, de portrait d’un chorégraphe connu ou d’un film de mode, nous constatons que le trafic augmente, ainsi que la fidélité de notre public.»

Un public dont le carnet de bal est, semble-t-il, grand ouvert… Les spectateurs se sont pressés pour assister au renouveau de la comédie musicale –un temps réservé à une niche d’amateurs– avec La la land. Le spot «Kenzo World» signé Spike Jonze a galvanisé les plus antipubs, tandis que le «Mannequin challenge» et le «Dab» ont fait bouger les corps de milliers d’adeptes –Emmanuel Macron en tête… «On assiste à un renouveau de la danse, en France en particulier: l’audience de la danse ne cesse de progresser, en particulier auprès des 18-24 ans», remarque Michel Perret, directeur général en charge des stratégies de Leo Burnett France.

«Transes de vie»

Paul Valéry évoquait «l’état de danse: une sorte d’ivresse, qui va de la lenteur au délire, d’une sorte d’abandon mystique à une sorte de fureur». Selon Michel Perret, on serait bel et bien passé «des tranches de vie aux transes de vie». «La danse est une figure de communication en soi, estime Michel Perret. L’extase et la transe, qui accompagnent toujours la danse, produisent de l’oralité, tout autant que le discours». Et de citer Maurice Béjart, qui décrivait ainsi ce langage: «Dans la danse, on retrouve à la fois le cinéma, les bandes dessinées, le cent mètres olympiques, la natation, avec, en plus, la poésie, l'amour, la tendresse.»

Tant de choses en si peu de mots… Brune Buonomano, directrice générale de BETC Luxe, soulève ce paradoxe: «À une époque où l’expression individuelle n’a jamais été autant encouragée, où l’information est déversée toute la journée, on a le sentiment d’un vacarme où ne l’on ne s’entend plus parler.» Au milieu du brouhaha, il faut bien que le corps exulte. «Il s’agit de débrancher les mots, et à obliger les corps, ainsi que les yeux qui les regardent à prendre le relais. Le langage du corps, non verbal, constitue une forme de suspension dans le tumulte», poursuit Brune Buonomano.

Et quand le corps parle, il s’exprime de manière désarticulée, ultra-énergique, en somme très peu académique. «On se trouve presque dans l’univers de la danse tribale, avec un corps déglingué, comme dans le clip Hypnotized avec Charlotte Le Bon, ou les chorégraphies de Ryan Heffington, qui a signé le clip Chandelier de Sia [mais aussi la pub Kenzo et Uniqlo], relèvent Céline Bonnefond et Justine Cavanie, planneuses stratégiques de La Chose. On ose montrer son corps avec ses défauts, comme Misty Copeland dans la pub Under Armour –une danseuse à qui on avait refusé son entrée au ballet, parce qu’elle était jugée trop musclée.»

«Féminité forte»

Libérateur, ce nouveau rapport au corps? Pas seulement: «Le corps est un autel que l’on fait souffrir pour arriver au sommet», résument Céline Bonnefond et Justine Cavanie. Et lorsqu’une marque choisit un danseur comme égérie, comme l’omniprésent Benjamin Millepied pour Air Franceou Yves Saint Laurent, Marie-Agnès Gillot pour les Galeries Lafayette ou Alessandra Ferri pour Boots, on est loin des tutus roses poudrés des petits rats d’Odette Joyeux, dans les années 1950. «On ne se situe pas dans du “girly”, estiment les deux planneuses, mais plutôt dans une féminité forte qui redonne de l’intelligence aux marques.»

De l’intelligence, mais aussi «un aspect spectaculaire, mémorable et partageable», ajoute Michel Perret. Si ce sont plutôt les marques haut de gamme qui choisissent d’entrer dans la danse, «la tonalité n’est pas interdite aux plus “prosaïques”: Cillit Bang, Monsieur Propre ou Lidl donnent également dans ce registre propre à séduire les plus antipubs». Mais aussi tout simplement propre à redonner, comme l’analyse Michel Perret, «une dimension dynamique aux marques dans une époque de pessimisme, de crise économique…».

Pour reprendre la fameuse citation de Friedrich Nietzsche, «il faut avoir du chaos en soi pour enfanter une étoile qui danse». Brune Buonomano ne dit pas autre chose. «Avec la danse, les marques cherchent à construire leur empreinte culturelle: quand YSL va chercher des écritures urbaines autour du parfum, on vole à dix kilomètres du produit à vendre… Le tout dans une expression qui renvoie à la grâce de notre présence sur terre dans un contexte de dureté. En somme, à une forme de légèreté.» Comme si la gravité n’existait plus.

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