Que ce soit sur Gaza ou sur la situation politique actuelle en France, les personnalités qui ne s’engagent pas sont sous la menace de ce qu’on appelle la «digitine», une guillotine numérique qui leur fait perdre brutalement des milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Les marques ont-elles à craindre de cette nouvelle forme de désamour ?

On connait le Met Gala pour son défilé de stars toutes habillées de robes les plus excentriques les unes que les autres. Mais cette édition 2024, qui s’est tenue le 6 mai dernier à New York, a marqué un tournant. C’est suite à ce grand raout annuel à 75 000 dollars par tête, et à une vidéo publiée par l’influenceuse Haley Kalil (plus de 10 millions d’abonnés sur TikTok), qu’est née l’expression « digitine », pour « digital guillotine ». Ce mouvement, qui se prolonge aujourd’hui avec le hashtag #BlockOut2024, fait perdre brutalement aux personnalités qui ne s’engagent pas sur des sujets aussi sérieux que la situation à Gaza, influenceurs en tête, des milliers parfois même des millions d’abonnés sur les réseaux sociaux.

« La digitine invente le délit de non-opinion. On ne punit plus l’opinion d’une personne jugée contraire à celle du groupe à laquelle on s’identifie mais le silence de cette personne sur un sujet sur lequel on décide qu’elle est obligée de prendre position en raison de sa notoriété. Se taire est devenu le délit », contextualise Valérie Le Berre, fondatrice de ALOA Research, société spécialisée dans les études qualitatives.

« Les influenceurs sont pris dans la sociétalisation de notre monde. Pour leurs audiences, il n’y a pas de raison qu’ils gagnent de l’argent avec les marques sur des sujets seulement positifs, ils sont attendus aussi sur des sujets plus graves. C’est la contrepartie de leur montée en puissance », abonde Marion Darrieutort, fondatrice et CEO du cabinet de conseil en influence et en gouvernance The Arcane.

Pour les marques, l’enjeu est un peu différent. Il y a certes des appels au boycott pour certaines d’entre elles, visées notamment par le mouvement BDS (boycott, désinvestissement et sanctions), qui cible celles jugées trop près de la position israélienne. Mais doivent-elles craindre, comme les influenceurs, le couperet de la digitine ? La pression n’est pas la même.

« Les marques n’ont pas la même relation avec leurs consommateurs que les influenceurs avec leurs audiences. Quelqu’un comme Poupette Kenza [1,1 million d’abonnés sur Instagram] a une relation ambivalente avec son public, qui mêle fascination et exaspération. Et donc, quand il y a un appel à couper le lien digital en ne suivant plus la personne sur les réseaux sociaux, c’est brutal pour un influenceur qui n’existe que par le numérique. Les marques ont un lien différent », analyse Véronique Reille Soult, cofondatrice et présidente du cabinet Backbone Consulting.

« Un enjeu business et réputationnel. »

Pour autant, de plus en plus de consommateurs attendent d’elles des engagements. « Depuis la crise sanitaire, lorsque certaines marques se sont mises à produire du gel et des masques, les entreprises sont entrées dans la sphère sociétale et elles y sont restées. Il y a une demande très forte de la société civile, qui ne cesse de les interpeler, que ce soit sur l’avortement aux États-Unis, le droit des femmes en Iran ou la situation au Proche-Orient. Et ce phénomène de sociétalisation des entreprises est bon pour leur business. Leur engagement est devenu un critère de choix pour les consommateurs, mais aussi pour les collaborateurs et les investisseurs. C’est un enjeu business et réputationnel  », souligne Marion Darrieutort.

« Mais elles n’avaient pas prévu la montée en puissance des sujets géopolitiques et politiques », tempère la dirigeante de The Arcane. Et c’est là que tout se complique. Doivent-elles prendre position sur Gaza ou même sur la situation politique actuelle en France au risque de se couper d’une partie de leurs consommateurs ? Un certain nombre de marques, comme Happn ou Lime, avaient initié des campagnes pour appeler les Français à voter lors des élections européennes du 9 juin dernier. Mais elles sont beaucoup plus silencieuses concernant les élections législatives des 30 juin et 7 juillet, aux enjeux nationaux autrement plus cruciaux (à l'exception de Happn).

« Les marques n’ont par essence pas de raison d’être politiques, sauf si elles ne sont construites comme ça. Elles se doivent être engagées sur la responsabilité sociétale et environnementale, mais ne se placent pas dans l’action politique », rappelle Véronique Reille Soult. « Les marques ne sont pas des acteurs politiques, elles n’y sont pas légitimes et n’y ont aucun intérêt. Elles peuvent s’engager sur des valeurs et être des agents puissants de changement, mais en évitant l’impasse de l’arène politique, où s’affrontent les partis politiques en vue de prendre le pouvoir », renchérit Valérie Le Berre.

« Sur la situation politique actuelle en France, les entreprises n’ont pas parlé », observe Marion Darrieutort. Les rares prises de parole se sont faites par la voie des filières et des regroupements de dirigeants, comme la CPME ou l’AFM, l'association de la galaxie familiale des Mulliez, détentrice d'Auchan, Leroy Merlin, Decathlon et de bien d’autres enseignes bien connues des Français. « Les entreprises apparaissent derrière les gens qui les représentent, elles ne sont pas en première ligne, et les dirigeants qui s’expriment le font à titre personnel, pas au nom de leur entreprise », ajoute la dirigeante de The Arcane.

Pourquoi un tel silence ? Le peur d’une sanction immédiate à la manière d’une digitine appliquée aux entreprises ? « C’est encore un peu tôt. Les marques ne peuvent pas être dans le commentaire politique et les programmes ne sont pas tout à fait secs », esquisse Marion Darrieutort. Les rares qui ont pris position sont restés très larges. La tribune signée notamment par la famille Mulliez appelle « les citoyens à soutenir les candidats qui portent des messages de confiance, de coopération et de responsabilité ». Le très médiatique Michel-Edouard Leclerc, s'est, lui, dit inquiet que la France perde en Europe « [sa] part d'audience, [sa] crédibilité », craignant « un ou deux ans de non-gouvernabilité ou de mauvaise gouvernabilité ».

« Selon un sondage du think-tank que je préside, Entreprises et progrès, 57% des Français attendent de leur entreprise qu’elle parle du vote. Il ne s’agit pas de donner des consignes de vote évidemment. Les dirigeants sont attendus sur la lutte contre l’abstention », insiste Marion Darrieutort. Aux urnes, citoyens, pourraient-ils dire. La digital guillotine ne passera pas par eux.

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