Jusqu’ici, tout va mal. Il ne fait pas bon vivre en 2016, sous le soleil noir de la mélancolie. Les verbatims défilent - désespérante litanie: «Tout va de pire en pire, par rapport aux années passées», «J’ai l’impression d’un virage mondial si violent que nous retournons tous en arrière»… «Le contexte est celui du naufrage progressif d’un monde», résume Thibaut Nguyen, directeur du département Trends & Prospective d'Ipsos Public Affairs.
Sinistrés, les «trend-setters» interrogés par Ipsos dans huit pays (Allemagne, Brésil, Corée du Sud, Espagne, France, Grande Bretagne, Japon et Etats-Unis) dans le cadre de l’Observatoire Trend Obs 2017? L’an passé, la rituelle étude d’Ipsos concluait «à un sentiment d’accélération du temps, de la crainte de risques diffus liés à la nourriture, par exemple», rappelle Thibaut Nguyen, qui coordonnait le précédent rapport intitulé «La vague et la digue». Sauf que cette fois, les digues semblent bel et bien avoir sauté.
Les canalisations rompent… provoquant un engloutissement? «Les repères qui unissaient nos sociétés se disloquent», constate Thibaut Nguyen. Un trend-setter coréen, Joseph Kim, se désole: «Souvent, je pense au bien et au mal et il est aujourd’hui difficile de ne pas confondre les deux.» Même le manichéisme est battu en brèche. A tel point que, dans les films de super héros Batman vs Superman: l’aube de la justice ou Captain America: civil war, le bien affronte désormais… le bien. « Le bien déçoit ou déroute », constate Thibaut Nguyen qui cite «le scandale du "dieselgate" qui a entaché la solide réputation de Volkswagen - désormais associée à des figures maléfiques».
Escape game
Maléfique comme dans les mauvais rêves ou les contes de fées. Sauf que cette fois, c’est du réel, et que la fin n’est pas forcément heureuse. L’absurdité arrive au pouvoir: l’élection de Donald Trump laisse la communauté mondiale sidérée, le nouveau roi de Thaïlande, Vajiralongkorn, est connu pour avoir nommé son caniche maréchal de l’armée de l’air… «L’impossible et l’impensable adviennent, lâche Thibaut Nguyen, nous sommes dans l’époque des croyances et du storytelling, dans l’ère de la "post-vérité" [pour reprendre le mot de l’année 2016 du dictionnaire britannique Oxford]. Les faits objectifs et la raison s’effacent derrière les perceptions et les opinions. Le "Je ne crois que ce que je vois" de saint Thomas devient "Je ne vois que ce que je crois".»
Grosse déprime. Seul dans un monde conflictuel qui se binarise (Apple ou Samsung ? Brexit ou anti-Brexit ? Gauche ou droite ?), l’individu a renoncé à se construire des barrages, des digues. Il se carapate, direct. « Deux tiers des trend-setters disent vouloir partir. C’est ce que nous appelons l’escape game, en référence à ce jeu où les participants doivent parvenir à sortir d’une pièce close », confirme le directeur du département Trends & Prospective d'Ipsos Public Affairs.
Doit-on choisir ou subir son camp? Pour les consommateurs comme pour les marques, la question est peu ou prou la même. Certaines décident, non sans un certain opportunisme, de s’emparer d’un espace politique resté vacant. Comme la compagnie low-cost Ryanair et son affiche «Fly home to vote remain» [Rentrez à la maison pour voter «rester»], lancée avant le Brexit. L’étonnant spot d’Amazon, donne à voir un prêtre et un imam devisant gaiement. L’étonnante opération «25 m² of Syria» d’Ikea reconstitue à l’identique, dans le flagship store du géant norvégien à Slependen, l’appartement désolé d’une famille de Damas, en Syrie.
Autodafés
D’autres choisissent d’attiser les braises. Comme dans les guéguerres Uber/Chauffeur privé, McDonald’s/Burger King. Thibaut Nguyen crie casse-cou. «Parler de fraternité internationale, comme Amazon ou de la Syrie, comme Ikea, c’est sans doute partir un peu trop loin, estime-t-il. Ce faisant, les marques encourent le risque de renforcer le tiraillement interne de leurs consommateurs.»
Lesquels n’en ont pas vraiment besoin, en proie qu’ils sont à des déchirements de plus en plus violents. Des marques comme New Balance ont ainsi été victimes d’autodafés, après que leurs clients ont appris que la griffe de baskets soutenait Trump, les consommateurs sont à la recherche de marques «blanches», à l’instar d’Uniqlo. «Cette recherche est issue du mouvement ancien du "normcore", sauf que cette posture anti-marques est devenue une mesure de protection», remarque Thibaut Nguyen, selon lequel le maître-mot serait plutôt «cohérence».
Beau comme un radeau
«Quand Honey Nut Cherrios (General Mills) lance Bring Back The Bees, devant le déclin mondial de la population d’abeilles, ou quand Meetic sort "Invent Your Imperfections", on est dans une démarche pertinente et surtout positive», estime Thibaut Nguyen.
La positivité, voire le beau comme radeau de secours? «Au lieu de nourrir la polarisation, il convient d’opter pour l’universel, comme Tiger Beer qui transforme la pollution en encre via son opération "Air Ink", Raid, qui crée des œuvres à partir de cafards morts dans "Roach Masterpiece", ou encore Samsung, qui a inventé un hymne mondial dans son spot "Le Lien", estime Thibaut Nugyen. Au lieu de se lancer dans des débats d’idées et des postures, il serait bon de se recentrer sur le client.»
Tout un symbole: l’une des marques les plus citées par nos trend-setters flippés est Patagonia, entreprise californienne de vêtements techniques éco-conçus. Comme l’explique Thibaut Nguyen, «elle fait partie des marques qui, selon les personnes interrogées, aident à se réinventer, proposent une évasion fertile». Et permettent de maîtriser, ne serait-ce que pour un instant, l’art de la fugue…