Attention, ça commence à se voir. Dans la folie du tout-IA, les boîtes aux lettres se remplissent d’écrits au ton étrange. Les regards experts le reconnaissent au premier coup d’œil : ces textes ont été écrits par des GPT. Car même le robot a un style... 

Comme un souffle glacé, comme une étreinte métallique. Comme une coulée de silicium dans la boîte mail. Ce jour-là, Jeannot (prénom modifié), journaliste média, a senti que ce message, provenant d’un service de relations presse, n’était pas totalement humain. «Le mail était trop impersonnel et utilisait des expressions pas naturelles, dans cette tonalité bien particulière de l’IA, souvent dans l’emphase pour dire des choses simples.» On n’est plus dans le «Belle journée», mais ça pourrait y ressembler : «Le ton se situait entre l’obséquieux et le propos trop englobant. Ça puait le fake à 3000 kilomètres.» Entre l’amusement et l’agacement, notre journaliste décide de pratiquer ce que l’on a coutume d’appeler la réponse du berger à la bergère. Ou plutôt, la réponse de R2D2 à C3PO. Un petit tour par ChatGPT, et la réplique est envoyée. L’histoire ne dit pas si, à l’autre bout de la boîte mail, on aura perçu la malice de l’échange. 

Moralité de cette fable moderne de l’arroseur arrosé... ou du prompteur prompté : l’IA aurait bel et bien un style. Du style, Solène Thomas, elle, en a, indubitablement : elle est «plume» pour les entreprises, notamment des greentech. À notre demande, elle s’est penchée sur l’expression bien particulière des GPT: «Il existe un style ChatGPT éminemment reconnaissable, notamment dans des posts LinkedIn souvent parodiés. C’est un non-style, ce qui peut être un style...» Une sorte d’écriture plate, à la Annie Ernaux ? N’allons pas trop loin. «Le style de ChatGPT, c’est la moyenne du style de l’univers professionnel, remarque Solène Thomas. C’est neutre, c’est sobre, c’est lisse. C’est aussi mieux écrit que ce que produisent beaucoup de gens !» 

Mariette Darrigrand, linguiste, se réfère, elle, à un grand classique des études de Lettres : les six fonctions du langage de Jakobson, qui permettent de définir les registres de chaque prise de parole. «Avec ChatGPT, on se trouve principalement dans ce que Jakobson appelle la fonction référentielle, c’est-à-dire une notice de dictionnaire, le plus souvent, du type : “un triangle isocèle a deux côtés égaux”.» Inviterait-on ChatGPT à un dîner en ville ? Sans doute pas. Avec son côté premier de la classe sûr de son fait, il serait considéré comme ce que l’on appelait jadis un «fâcheux» – autrement dit un énorme relou qui met des tunnels de l’enfer en soirée. «La plupart du temps, les GPT adoptent un style ampoulé, qui entend montrer qu’ils détiennent la vérité, comme un professeur arrogant, explique Mariette Darrigrand. Ça a le goût de la vérité mais ce n’est pas toujours la vérité. Le style a un petit côté vieillot, un côté “retard à l’allumage”, un discours légèrement à la traîne par rapport à la société.» 

Nous-mêmes, pauvres humains, endossons le pantalon en velours côtelé d’un éminent prof de stylistique à Rennes 2, et lançons-nous dans un commentaire composé à l’ancienne, comme nous nous y sommes prêtées avec Solène Thomas : «ChatGPT a une approche statistique de la langue, on n’a jamais de surprise. On trouve dans les GPT des adjectifs récurrents : “important”, “intéressant”, “innovant”, “créatif”, “responsables” ou plus étranges comme l’anglicisme “soutenable”. Par ailleurs, on peut repérer des expressions récurrentes que l’on grille à 20 kilomètres : “dans un univers en constante évolution” ou “dans un contexte de changement constant”, “dans un monde interconnecté”, “dans un environnement dynamique”...» Un peu comme dans les dissertations peu inspirées qui commencent par «De tout temps...». 

Pour autant, à l’instar du personnage du Prisonnier, les GPT pourraient, à leur tour, s’époumoner : «Je ne suis pas un numéro !». «Comme le monde des GPT est compétitif, il existe un style particulier propre à chacun, explique Jean-Baptiste Bourgeois, directeur associé de We Are Social. Gemini a pour consigne de ne faire aucune erreur, il parle donc comme du traitement de texte. ChatGPT est plus “baroque”, programmé pour répondre à tout prix. Mais en général, les GPT utilisent beaucoup de conditionnel pour éviter d’être trop clivants, d’éviter les prises de position trop tranchées.» 

On l’aura compris : ça se voit comme une énorme montre connectée sur le poignet. Oui, on vous voit, tous farauds, en train de prompter comme des dingues avec vos grosses moufles. Comme le constate Cécile Granat, managing director de Hopscotch PR : «Nous tombons parfois, chez des candidats, sur des lettres de motivation rédigées par des IA. Cela se repère au premier coup d’œil. ChatGPT suppose une certaine culture pour distinguer le vrai du faux. On ne recrutera jamais quelqu’un qui utilise mal ChatGPT. Mais il arrive aussi que l’outil ZeroGPT [qui permet de détecter les textes écrits par des IA] nous dise qu’un texte a été écrit par une IA, alors qu’il a été écrit par un humain...» 

Système de réexploitation

Car la GPT-isation a déjà commencé dans les esprits... «ChatGPT intervient dans une standardisation générale des discours. Tout le monde a fait les mêmes écoles, etc.», remarque Maëlle Fabre, planneuse stratégique chez We Are Social. «Les marques n’ont pas attendu ChatGPT pour dire la même chose sur la transition écologique», lâche pour sa part Mariette Darrigrand. Les GPT sont un miroir tendu au jargon, à certains dévoiements du langage... mais aussi à des inégalités rémanentes. Dans un monde qui reste un monde d’hommes, relève Lobna Abou El Amaim, planneuse stratégique chez We Are Social, «un article dans le journal Le Temps soulignait que ChatGPT avait un style masculin, du fait d’une parole encore pas vraiment dévolue aux femmes».

Par ailleurs, la démocratisation des GPT n’a pas encore eu lieu. «Finalement, ChatGPT est assez élitiste, estime Cécile Granat. Plus on travaille avec ChatGPT, plus cela suppose la capacité de bien prompter, et plus c’est cher.» «ChatGPT devient de plus en plus bête, il faut lui donner de plus en plus d’instructions. Dans l’avenir, quand on pourra reconnaître le style ChatGPT, on se dira que la personne qui a tapé son prompt est vraiment nulle !», s’amuse Lobna Abou El Amaim. 

Le style de demain se nichera-t-il dans les prompts? Peut-être. Pour tester la machine, Solène Thomas s’est amusée à donner des exercices de pastiches littéraires à ChatGPT. «J’ai fait ma thèse sur Verlaine. Je lui ai demandé de m’écrire dans son style, j’ai reçu un poème un peu gnangnan avec tout de même des marqueurs convaincants. Sur un dramaturge comme Jean-Luc Lagarce, là, il va être très mauvais. Sur La Fontaine, il va croiser deux fables, ce qui va donner “La Grue et le Renard”. Mais comme il ne sait pas écrire de vers, là, il commence à faire plein de fautes de syntaxe...»

Confession. L’autrice de cet article s’est amusée à intimer aux GPT de produire un texte sur elle-même, à la manière d’écrivains réputés pour leur style bien reconnaissable. Sur Proust, le résultat est peu probant mais charmant: «Il était une fois, dans un petit village de Normandie, une jeune femme nommée Delphine. Elle possédait cette grâce insaisissable, une douceur dans ses gestes qui lui valait le respect de tous, bien qu'elle restât souvent à l'écart, observant le monde avec une mélancolie discrète.» Pas faux. Quand on s’attaque à du Houellebecq, le GPT se montre, comment dire, étrangement inspiré – voire cruel : «Delphine n’était pas vraiment une femme que l’on remarquait au premier coup d’œil. Elle n’était ni particulièrement jolie, ni laide ; ni jeune, ni vraiment vieille. Elle appartenait à cette masse informe de la population qui fait des concessions aux années qui passent, qui avance sans réellement faire de bruit, pour finir par s’éteindre un jour, à l’heure où d’autres déjeuneront ou feront leurs courses.»  Houlà, calmos, ChatGPT ! C’est quoi ce style ?

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