Etude
Experte en innovation sociale et philanthropie d’entreprise, Virginie Seghers, présidente de Prophil, publie la première étude européenne sur les fondations actionnaires, un modèle économique méconnu en France. Découverte.

Qui sait que Bosch ou Bertelsmann, Rolex, Carlsberg, Ikea ou encore Tata appartiennent à… des fondations ? Elles sont plus de 500 en ­Allemagne, 1 000 en Norvège et 1 300 au ­Danemark, ces ­entreprises, grandes ou petites, dont les fondateurs ont fait le choix de transmettre la majorité du capital et des droits de vote à une fondation. En France, où Pierre Fabre fait figure d’exception, ce modèle méconnu pourrait être une source d’inspiration ! La première étude européenne sur les fondations actionnaires, ­réalisée avec Prophil, Delsol Avocats, la Chaire Philanthropie de l’Essec et Mazars, a justement pour ambition d’ouvrir la voie.

 

Une fibre humaniste

A l’origine de ce modèle de gouvernance de long terme, il y a souvent une histoire similaire : un entrepreneur ou une famille visionnaire, à la fibre humaniste, qui développe une entreprise florissante. Sans héritier ni repreneur désigné, il ou elle choisit de faire don de tout ou partie de ses actions assorties d’une majorité de droits de vote à une fondation qui devient de facto propriétaire de l’entreprise à sa place. Si les premiers exemples datent du XIXe siècle, le phénomène est en plein essor tant les sujets (transmission des entreprises familiales, vision de long terme, impact social) sont d’actualité. Mais la fondation actionnaire ne va pas de soi. En inversant les rôles classiquement admis, elle constitue une révolution au sens propre du terme. Ce n’est plus ­l’entreprise qui alloue une part souvent infime de ses ­bénéfices à une fondation périphérique, bien souvent sans lien avec la stratégie de l’entreprise. C’est la fondation qui possède l’entreprise, oriente ses investissements, décide de sa stratégie et ­finance, grâce aux dividendes qu’elle perçoit, des causes d’intérêt général.

 

Don et investissement

Sans propriétaire ni membres, la fondation contrôle directement ou indirectement, via une société holding intermédiaire, l’entreprise qu’elle possède. Elle est garante d’une perspective de long terme grâce à un actionnariat stable, qui n’empêche pas l’entreprise d’être en partie cotée en Bourse, comme Carlsberg au Danemark, ou propriété des salariés, comme Pierre Fabre en France.

Modèle hybride innovant, ces fondations actionnaires ­financent par nature des projets philanthropiques, mais elles sont avant tout des propriétaires patients qui développent leur entreprise en la protégeant des aléas du court terme. Leur objet ne se limite donc plus à soutenir des projets culturels ou sociaux accessoires. Il est en priorité de protéger l’entreprise, de maintenir le patrimoine industriel sur le territoire national et de développer l’emploi, tout en servant le bien commun. La fondation actionnaire donne à la notion d’intérêt général, assez restrictive en France, un périmètre élargi qui combine le don et l’investissement.

 

10 % de la richesse nationale au Danemark

Au Danemark, où la double mission économique et ­philanthropique des fondations est parfaitement assumée, les fondations actionnaires sont florissantes : dans ce ­petit pays de cinq millions d’habitants, elles représentent 10 % de la ­richesse nationale. Les 1 350 entreprises détenues par des fondations comptent pour un cinquième de l’emploi privé et 54 % de la capitalisation boursière. Leurs dons s’élèvent à 800 millions d’euros par an, soit 0,5 % du PIB. Par exemple, la fondation NovoNordisk possède le géant éponyme de l’industrie pharmaceutique : elle contrôle 100 % d’une société holding qui, à son tour, détient un quart des sociétés qui composent le groupe et plus de 70 % des droits de vote. A elle seule, la fondation NovoNordisk accorde chaque ­année plus de 120 millions d’euros à des bourses de ­recherche et à des actions philanthropiques. Les premières études, danoises en l’occurrence, prouvent que la performance de ces entreprises est supérieure aux autres, et qu’elles résistent mieux à la crise. Ces fondations ont une empreinte économique et sociale considérable et jouent un rôle stabilisateur dans le tissu économique. Les Danois sont convaincus que les fondations constituent un rempart efficace contre les prédateurs étrangers et permettent à l’économie du pays de conserver ses fleurons industriels : ­Carlsberg, Maersk, Lundbeck, NovoNordisk…

 

Le cas de la France

Pendant longtemps, le Conseil d’État français a considéré qu’une fondation ne pouvait détenir des participations dans une entreprise autrement qu’à titre de placement financier accessoire, au motif qu’une telle ­gestion par une fondation pourrait «contaminer» son ­intérêt général. Pourtant, en 2005 (loi Dutreil du 2 août en faveur des PME), a été introduit dans la loi sur le mécénat de 1987, à l’instigation de Pierre Fabre, le fait que «dans le cadre d’une opération de cession ou de transmission d’entreprise, une fondation reconnue d’utilité publique peut recevoir des parts sociales ou des actions d’une société ayant une activité industrielle ou commerciale, sans limitation de seuil ou de droits de vote, à la condition que soit respecté le principe de spécialité de la fondation».

Réelle reconnaissance, cette avancée n’a été utilisée que lors de la transmission des Laboratoires Pierre Fabre au décès du fondateur, en 2013. Selon Xavier Delsol, «le principe de spécialité constitue un frein évident, en considérant que la gestion d’une entreprise n’est pas de la compétence d’une fondation. Il confond la fin et les moyens puisque le financement d’une fondation doit, par sa nature même, provenir principalement des revenus de sa dotation, quelle qu’en soit la nature».

 

700000 entreprises familiales à transmettre

Avec 10% de chômeurs, l’essoufflement de l’État providence, la fuite des capitaux à l’étranger et le démantèlement d’une partie de notre patrimoine industriel, on peut légitimement se demander si la notion d’intérêt général ne pourrait pas être revisitée. De surcroît, 700000 entreprises familiales seront à transmettre dans les quinze prochaines années et nombre d’entre elles partagent la quête d’un ­actionnaire stable et de long terme, capable de porter les valeurs humanistes de la famille, et de développer l’entreprise. La fondation actionnaire est indéniablement un modèle à développer, mais elle reste subversive en France, où il est ­encore difficile d’imaginer qu’une entreprise capitaliste ­soit propriété d’actionnaires désintéressés. Et pourtant, articuler ­intrinsèquement don et investissement, ouvrir une troisième voie équilibrée entre altruisme et capitalisme, n’est-ce pas le nouveau modèle économique que les nouvelles générations ­appellent sincèrement de leurs vœux ?

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