Les entreprises de luxe affichent des résultats records. Toutefois, malgré cette bonne santé, le secteur doit faire face à des enjeux RH majeurs : le rajeunissement des métiers d’artisanat d’art, la mutation de l’activité et les nouvelles aspirations des jeunes diplômés.
Inflation, crise économique et tensions internationales n’impactent pas l’activité du secteur du luxe. Loin de là… Le chiffre d’affaires des principaux acteurs français (et parmi les plus gros acteurs mondiaux) connaît au premier trimestre 2022 une croissance insolente : +29 % vs 2021 chez LVMH, +33 % chez Hermès, +27 % pour Kering et +19 % pour L’Oréal. « Malgré le contexte inflationniste, le luxe se porte très bien, avec une croissance importante du chiffre d’affaires et des résultats », constate Manuel Lecugy, directeur associé France du cabinet RH Nigel Wright. « La clientèle du luxe est peu sensible à l’inflation ; elle l’est plus aux variations de la bourse ou de l’immobilier », explique-t-il.
Pourtant, ces résultats cachent une fragilité. Les métiers d’artisanat d’art sont menacés par une pyramide des âges déséquilibrée, d’autant que la durée d’acquisition de ces savoir-faire est d’environ dix ans. Le luxe doit aussi faire face à l’essor de l’e-commerce qui engendre une pénurie de main-d’œuvre sur certains métiers en tension. « Le secteur est confronté à un contexte pénurique sur les métiers du retail, du digital et de la logistique », expose Valérie Tallepied, fondatrice et présidente du cabinet de recrutement Retail Management Services.
« Dans le luxe, le capital humain est stratégique, d’autant que ce sont très souvent des savoir-faire spécifiques à chaque maison », note anonymement un DRH d’un groupe de luxe (1). « L’une des stratégies pour attirer de jeunes talents est d’aller les chercher directement dans les écoles et de leur offrir un parcours de formation interne valorisant », indique Manuel Lecugy. C’est ce qu’ont fait une quinzaine d’entreprises du secteur qui ont fondé leur école, comme LVMH et son Institut des métiers d’excellence. Dans la même optique, plusieurs groupes ont créé des chaires dans des grandes écoles ou installent leurs centres de R&D à proximité de pôles de recherche d’excellence, comme en témoigne l’implantation prochaine de LVMH près de Polytechnique.
Lire aussi : Comment moderniser l'entretien annuel
« Le principal argument de recrutement des maisons de luxe, ce sont indiscutablement leurs marques. Elles vendent de l’excellence, ont une image inspirante et font rêver les consommateurs, donc les candidats », souligne le DRH interrogé, rappelant que le luxe monopolise les premières places du classement Universum des marques employeurs (LVMH, Hermès, Chanel et L’Oréal trustant les quatre premières places auprès des étudiants d’écoles de commerce…). « Grâce à ses marges, le luxe peut se permettre de bien rémunérer le capital humain pour attirer les meilleurs », poursuit-il.
« Pour un jeune diplômé d’une grande école, le salaire n’est pas particulièrement élevé », relativise un responsable du planning des ventes d’une maison de luxe recruté à la sortie de son école. « Par contre la participation et l’intéressement sont très importants », complète-t-il (l’équivalent de 4 à 5 mois de salaire par an ou 30 % du brut). D’autant que certains groupes, comme LVMH, octroient des primes de résultat individuel de 8 à 10 %. Dans un contexte d’inflation, « le luxe accompagne ses collaborateurs sur l’évolution du coût de la vie », que ce soit par des augmentations de salaires ou des primes exceptionnelles, souligne le DRH interrogé. « Toutes les maisons sont en train de réfléchir à des augmentations de salaires, car elles craignent des départs », confirme Valérie Tallepied.
Dans ce petit milieu où tout le monde se connaît ou presque, la chasse de têtes est une pratique habituelle. « Cela permet d’avoir des collaborateurs familiers de la culture propre au secteur », explique Corinne Martin, fondatrice du cabinet de coaching Performance Consultants France. Toutefois, complète Manuel Lecugy, si « historiquement, on n’embauchait que des collaborateurs issus du luxe, on est aujourd’hui obligé d’ouvrir les recrutements à d’autres secteurs comme la grande distribution ou la tech » Et, pour gérer la mutation, « toutes les fonctions RH sont en train d’être renforcées en interne, tout particulièrement celles concernant l’acquisition de talents et la formation », note Valérie Tallepied.
Lire aussi : Des soft skills de plus en plus contestées
« Le luxe continue à attirer les candidats, mais moins qu’auparavant », observe Corinne Martin. « D’une certaine manière, le luxe, la performance, sont devenus des anti-valeurs pour certains. La problématique du secteur est de s’inscrire dans un monde qui a soif d’authenticité ; l’enjeu majeur n’est pas tant d’attirer les candidats que de motiver et de conserver ses collaborateurs », développe-t-elle. La rémunération n’est donc pas le seul argument pour recruter ou fidéliser les collaborateurs. Le luxe offre aussi ses avantages : cela va des tickets-restaurants avec une valeur plus élevée à la prise en charge intégrale des frais de transport, jusqu’à de confortables frais de représentation (remboursement d’une partie de la garde-robe). Mais « l’engagement se fait surtout à partir d’avantages en nature comme la possibilité d’assister aux shootings, aux défilés, etc. », témoigne le DRH du secteur. « Cela fait partie de la culture du secteur de nous embarquer dans l’histoire de la marque », abonde le responsable du planning des ventes. « Cette politique d’appartenance à une même “maison” est une des motivations très puissantes pour nous inciter à ne pas chercher ailleurs », confirme-t-il.
Trois questions à Bénédicte Epinay, déléguée générale du Comité Colbert
Quelle est la situation de l’emploi dans les métiers d’artisanat du luxe ?
Il s’agit d’une filière en extrême tension en termes de métiers de production, ce qui concerne tout de même un salarié sur deux du secteur du luxe. Ceux qui détiennent les savoir-faire sont majoritairement nés dans les années 1950 et vont bientôt partir à la retraite. Nous n’avons aucun problème à faire venir des adultes en reconversion, mais des plus jeunes, si. Ils ne connaissent pas nos métiers. L’enquête que nous avons menée montre que 85 % des maisons connaissent aujourd’hui des difficultés de recrutement sur les métiers de production ; en France, plus de 20 000 postes sont aujourd’hui à pourvoir dans ces métiers.
Comment pouvez-vous combler ce déficit ?
Notre premier défi est de donner de la visibilité aux métiers du luxe. C’est pourquoi nous organisons du 10 au 12 décembre, avec 23 maisons, les De(ux)mains du luxe. Cet événement vise à faire découvrir ces métiers sous un jour nouveau aux jeunes de 12 à 18 ans et de présenter les opportunités de formation et de carrière via des master classes avec des professionnels du secteur et des ateliers d’orientation.
Est-ce suffisant ?
Non, pour toucher les jeunes, nous devons aussi aller sur leur terrain, c’est-à-dire sur les réseaux sociaux. C’est pour cela que, depuis le début de l’année nous avons diffusé sur Instagram et TikTok plusieurs séries de vidéos qui présentent la beauté du geste et la relève des artisans du luxe. Ce qui est une véritable révolution culturelle pour le Comité Colbert et le secteur du luxe qui, jusqu’à il y a cinq, s’inscrivait plutôt dans la culture du secret de fabrication.