Mineur il y a vingt ans, le sujet des aidants va devenir explosif dans les années à venir. Il prend de l'ampleur pour les entreprises confrontées à des collaborateurs de plus en plus mobilisés pour aider leurs proches. Une problématique qui intervient dans un marché de l’emploi structurellement tendu.
L'autrice de ces lignes est concernée au premier chef : je suis moi-même aidante. Mon aidée à moi : ma maman, suite à un accident vasculaire-cérébral (AVC) survenu un lundi de Pâques. C’était en 2019. Depuis, des hauts, des bas. Perte de la mobilité, et maintenant de la parole. Cette situation est loin d’être isolée. Les aidants constituent un club très ouvert. D’après les statistiques fournies par la Direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (DRESS) publiées en février 2023, 9,3 millions d’aidants sont recensés en France. « Peu ou prou, un actif sur cinq est aujourd’hui concerné, souligne Thierry Calvat, cofondateur du think tank nommé Cercle Vulnérabilités et Société. La moitié seulement des aidants se déclarent comme tels. À l'horizon 2030, le taux passera à un actif sur quatre. » 2030, c’est demain. Un vrai raz-de-marée se profile.
Petit à petit, la problématique des aidants en entreprise gagne en visibilité. Mise en place en 2010, la journée nationale des aidants – qui a lieu chaque année le 6 octobre – fait son effet. La dernière conférence du Club Landoy a ainsi été suivie par 7 000 personnes sur les réseaux. À la tête de Tilia, cabinet conseil dédié, Christine Lamidel a assuré une cinquantaine de prises de parole en 2024. « Aujourd’hui, les entreprises nous sollicitent, explique-t-elle. La situation s'est inversée par rapport à l’avant covid. » En cinq ans, une trentaine d'entre elles ont ainsi été accompagnées, avec 150 000 bénéficiaires à la clé en 2023. Selon Tilia, 64% des boîtes disent avoir mis des actions en place. « Quand on creuse, il s’agit d’une conférence, détaille-t-elle. Ce n’est pas suffisant. L’“aidance” est un sujet parmi d’autres. » Autres données : six responsables des ressources humaines sur dix estiment que le sujet ne fait pas partie du dialogue social ; 40% des RH rencontrent des difficultés à se saisir du sujet.
Des indemnités mais pas de salaire
Pourtant, le cadre en droit existe. « La notion juridique des aidants s’étoffe depuis dix ans, commente Aliénor Chalot, avocate au sein du cabinet toulousain Kopper. Ce sont des dispositions éparses, et pas un titre entier dédié. » Congé proche aidant, don de jours… ces formules tendent à se développer. Ainsi, ADP, spécialiste du bulletin de paie, les a mis en place. 135 collaborateurs ont versé. 196 jours ont été donnés. C’est le minimum syndical fixé par la loi. Mais un détail est trop souvent tu : la Sécurité sociale prend le relais lors du congé proche aidant. Des indemnités, et pas le salaire, sont perçues. C’est mieux que rien, mais la précarité s’installe. Une double peine.
Depuis 2018, Audiens, groupe de protection sociale, récompense chaque année une entreprise en pointe, avec le Prix Entreprises et salariés aidants. Lauréat de l’édition 2024 : France Travail, pour la création du tout premier fonds de solidarité aux aidants d’un établissement public, avec 600 jours de congés offerts par l’employeur. Bravo ! Mais seules quinze entreprises ont répondu à l’appel à candidatures lancé sur les réseaux sociaux en mai dernier pour y participer – c’est dire quand même l’intérêt porté au sujet. « C’est un long chemin, reconnait Agnès Buzyn, ancienne ministre, à l’origine de la loi de 2019 qui porte le congé du proche aidant. On a ouvert la porte. Mais il faut aller plus loin. Ces gens viennent soulager la société. Elle doit les reconnaître. »
Aller plus loin ? « Reste la possibilité de négocier des accords collectifs au niveau des entreprises qui peuvent renforcer ces dispositifs, ajoute l'avocate Aliénor Chalot. La convention collective de branche peut aussi créer de nouvelles obligations pour les employeurs. On va sur un sujet traité à plusieurs vitesses. » ADP se démarque avec quatre semaines de télétravail supplémentaires autorisées, et quatre jours de congés rémunérés en plus. « Les lignes bougent, avec des initiatives qui partent de la base », se félicite Anne Chambron, chargée de la qualité de vie et des conditions de travail. Ailleurs, on peut retrouver la mise en place d’un séjour répit pour le binôme aidant-aidé, des ateliers d’art thérapie via Audiens, des séances de psychologue ou chez le coiffeur, la création d’une plateforme téléphonique ou un accès à des Cesu (chèques emploi services universel), le full télétravail au domicile du proche aidé comme à La Poste. « On pratique le sur-mesure », note Laurence Hulin, directrice diversité et égalité des chances. Outre des jours de congés supplémentaires de 18 jours par an, l’une des options retenues par Apicil, autre groupe de protection sociale, est originale. Le passage à temps partiel s’effectue avec le maintien des droits à la retraite à 100%. Cette disposition a été négociée dans le cadre de l’accord sur les séniors.
D’autres chiffres viennent alimenter l’urgence à s’emparer de cette problématique. Selon une étude du groupe Bayard publiée en septembre 2024, les salariés aidants consacrent 9,6 heures hebdomadaires à leur proche. « Rien ne dit que dans les cinq ans à venir, le niveau d’implication n’augmentera pas en raison du manque de soignants, alerte Thierry Calvat. Le scénario optimiste table sur le doublement de ce temps. » Et le pessimiste ? Le coefficient multiplicateur serait alors de 14 ! Demain, tous aidants ? Tous aidants tout le temps ? « Il y a tout simplement un risque d’épuisement de la ressource », ajoute l'expert. Classe d’âge creuse, augmentation des aidants… le recrutement aura tout du parcours d’obstacles.
Votre profil sur LinkedIn mentionne « médecin des aidants », vous les ciblez particulièrement ?
J’ai découvert le sujet par hasard. Interne, en septième année de médecine, j’intervenais dans le cadre des hospitalisations à domicile, persuadée de ne voir alors que des patients et des infirmières. Or il y avait plein de proches. Que disaient-ils ? Rien de scientifique ne s’écrivait sur eux. J’en ai fait ma spécialité. J’y ai consacré ma thèse de médecine il y a dix ans.
Dix ans après, qu’en est-il ? La fac de médecine s’intéresse-t-elle aux aidants ?
Ce n’est toujours pas inscrit dans le programme de médecine. C’est « fac dépendant ». Rien dans le tronc commun. Tout dépend de la spécialité et du patron. En gériatrie, évidemment, on en parlera. La seule chose qui progresse est la connaissance du mot aidant. Mais entre mes débuts et aujourd’hui, la situation est incomparable. En même temps, on partait de zéro. Les aidants constituent la variable d’ajustement d’un système qui va demander que l’on se repenche sur lui. Les entreprises avancent plus vite que les professionnels de santé, noyés dans la mécanique. Les dirigeants de boîtes ont évolué à une vitesse surprenante.
Quel est l’état des lieux chez les pays voisins ?
Le Royaume-Uni est le pays le plus avancé. La première association y a été créée dans les années 60. Cinquante ans d’écart, cela fait beaucoup. Cela se ressent. Aux États-Unis, c’est autre chose : il n’y a pas encore de congé maternité. Aujourd’hui, si les aidants ont peur d’être mis à l’écart, il importe de changer le regard, et après de prendre les mesures associées.