Jehan le Chevoir a 27 ans. La verticalité dans l’entreprise, il y a goûté. Un an chez Orange, avec ses strates. Clairement, ce mode de management en silos n’était pas fait pour lui. Ou l’inverse. « Le manager n’a pas son mot à dire sur la ligne à suivre, détaille-t-il. C’est assez réducteur. » Aujourd’hui, le libellé de son poste est directeur projet dans une agence de marketing – New Tone Studio – avec six collaborateurs sous sa houlette. « Je ne revendique pas le titre, ni celui-là, ni celui de manager. Il y a un petit côté arriviste qui me dérange. Je préfère parler d’un poste en gestion de projet, avec un management transverse et horizontal. Et un lien de subordination revu à la baisse. »
La défiance à l’égard du management manifestée par Jehan le Chevoir reflète bien l’état d’esprit de cette génération. En version soft. Jehan le Chevoir n’a pas refusé ce poste de manager. Pourtant, entre le management et les millennials, la rupture serait consommée. « Les trentenaires qui arrivent sur le marché s’interrogent vraiment sur l’intérêt d’un emploi de manager, souligne Karim Cherif, associate partner chez Magellan Consulting, cabinet de conseil en stratégie, management et systèmes d’information. Est-ce que c’est ce que je veux faire ? Avant, c’était un objectif pour les cadres… d’encadrer. Le mindset a changé. »
Une tendance mondiale
Le phénomène serait bien plus large et déborderait les seuls millenials. Un vrai raz-de-marée ? En 2010, 10 % à 15 % des collaborateurs du groupe Fed, spécialisé dans le recrutement, hésitent, tordent le sujet dans tous les sens, voire refusent d’accéder à ce qui apparaissait comme le Saint Graal, il y a encore dix ans. Aujourd’hui, de l’aveu même de Julie Bertoni, en charge du développement des ressources humaines, on doit osciller entre 20 % et 30 %. À la louche. Selon une enquête approfondie conduite par Audencia Business School dans le cadre de sa chaire innovations managériales (en partenariat avec l’institut de sondages BVA), le malaise serait bien plus profond : 79% des salariés ne souhaitent pas devenir managers. Pour Thibaut Bardon, co-titulaire de la chaire, « c'est un résultat sans équivoque qui s’explique par les difficultés inhérentes à la fonction : 61% craignent le stress généré, la lourdeur administrative (56%) ou encore le manque de reconnaissance en interne (42%) ». Une tendance mondiale. Dans les pays occidentaux, seul un employé sur dix aspire désormais à devenir manager et 37% des managers souhaitent le rester dans les prochaines années.
C’est ce qui ressort d’une étude inédite, menée cet été et signée de Boston group consulting group (BCG). Le désarroi touche tout particulièrement les managers français : 85% d'entre eux trouvent leur métier plus compliqué qu'auparavant (vs 81% pour la moyenne occidentale). Julie Bertoni le reconnaît sans ambages. Manager ne la faisait pas rêver. Pas tout de suite. Elle ne voyait pas ce que cela pouvait lui apporter. D’ailleurs, elle a refusé un poste à 30 ans, pour mieux sauter le pas cinq ans plus tard. Cette parole libérée sur le sujet n’est pas si répandue. « Les cas concrets, je ne les ai pas eus en interne. » Très fréquente, cette réponse ne colle pas avec l’ampleur du phénomène avancé par les enquêtes statistiques.
Les défaillances du système de formation
Les business school auraient-elles une part de responsabilité ? « Le sociologue des organisations François Dupuy, dans son livre La Faillite de la pensée managériale, pointe du doigt cette pensée paresseuse diffusée par ces établissements, souligne Benoit de Kanel, directeur des ressources humaines chez We Are Social, agence internationale de communication, et qu’il serait bon de mettre à la poubelle. Mais ce n’est pas forcément à nous d’aller évangéliser au sein des écoles et de leur dire qu’elles ne font pas bien. Changer les choses est nécessaire mais encore faut-il en avoir les ressources. » Le tacle est assez cinglant. Il a aussi le mérite de pointer l’enjeu de la formation pour redorer le blason du manager. « Penser que manager est inné est totalement faux, commente Julien Casiro, président-fondateur de l’agence de publicité Braxe. Quand on perçoit le potentiel d’un collaborateur, mettre en place des formations est essentiel. Ce n’est pas neutre. Une promotion peut avoir un impact sur une dizaine de salariés. » Le sujet est sur la table chez SpeachMe, start-up nantaise en pleine croissance, spécialisée sur les tutoriels en entreprise. Avec des recrutements à venir.
Pas de front unanime
Pourtant, le sujet fait encore débat. Oasys Mobilisation est un cabinet de conseil dont Bertrand Samson est l’un des directeurs associés et le directeur de l’Observatoire (interne) du Management. Depuis près de dix ans, il scrute la vie des entreprises. Et devant la montée en puissance du front anti-manager, il s’inscrit en faux. La fin du rêve managérial ? « C’est un concept marketing repris par les ressources humaines. Ce n’est pas un phénomène de génération, mais une question d’âge. Avec le temps, le regard porté sur la vie au travail évolue. Les jeunes qui entrent sur le marché de l’emploi ont, après cinq années d’expérience, le même regard que leurs ainés sur l’organisation, le travail. Les soixante-huitards ont oublié leurs habits de révolutionnaire. » Et si ce mouvement né aux États-Unis il y a trente ans, en pointe en France depuis trois ou cinq ans, prônant des organigrammes plats ou l’holacratie… n’était qu’une mode du moment ? Un pur business ?
Entretien
« L'idée de progresser n'est plus d'actualité »
Sébastien Tran, directeur de l’École de management Léonard de Vinci (EMLV)
Les écoles arrivent-elles à attirer des étudiants dans les filières de management ?
Manager est un concept abstrait pour les jeunes. Ils se vivent plus comme des experts, ou chefs de projet sur un temps court. La logique d’entrepreneuriat ou d’intrapreneuriat est plus forte. L’idée de progressivité n’est plus d’actualité. La durée moyenne du premier emploi est de 18 mois. C’est une vraie difficulté pour nous. On a du faire évoluer nos programmes, avec plus de spécialités, mais aussi l’idée de leur apprendre à apprendre.
Quelle réponse apporter à ces dirigeants qui pointent l’absence de formation au management dans les écoles de… management ?
Malgré ce que l’on donne dans nos cursus, l’engagement des jeunes est plus limité. L’expérience est une dimension difficile à transposer dans une formation, même si les business games y contribuent. Et ces entreprises sont pilotées par des quadras dotés d’un référentiel différent. J’ai d’ailleurs pensé créer un cours baptisé « apprendre à travailler avec les quadras et les retraités ». Le vrai enjeu est de développer les soft skills. Sur le sujet, les écoles ont des progrès à faire. De même, à nous de leur faire prendre conscience de la nécessité de réfléchir sur un temps long. Avec une logique de gamification, ils attendent un feed back, tout de suite. Les business schools doivent leur inculquer le « slow management » : prendre son temps, s’isoler pour ne pas être dans la réaction instantanée. Bref, reprendre des codes anciens, revenir à des fondamentaux. Mais la transformation des mentalités, on la vit déjà en salle de classe. De trois heures, les cours ont été réduits à une heure trente. Je n’aimerais pas être à la place des chefs d’entreprise.