Métiers
La révolution digitale fait apparaître de nouveaux libellés de métier. Le content maker est de ceux-là. À terme, son émergence pourrait modifier le paysage des agences.

Et un anglicisme de plus ! Le content maker, dont l’agence éditoriale corporate Angie revendique la paternité, a émergé voici deux ou trois ans sur le marché de la communication. Encore aujourd’hui, les contours en sont mal définis. Méconnus. D’ailleurs, Octo Technology, cabinet de conseils et de réalisation IT, n’hésite pas à parler – dans une offre d’emploi – d’un «intitulé “bullshit”».

Pour prendre une expression un peu plus datée, le content maker est le couteau suisse à l’ère de l’explosion des réseaux sociaux. «Nous sommes aujourd’hui dans une approche disruptive, commente Frédéric Trésal-Mauroz, doté de la double casquette de président de Prodigious France et de la délégation production de l’Association des agences-conseils en communication (AACC). Avec la révolution digitale, les marques ont compris qu’elles pouvaient communiquer auprès de leurs clients finaux, leur fournir un contenu attractif dans un temps nouveau. Quasi-immédiatement. Nous sommes entrés dans un système conversationnel. Je pense, je transmets à quelqu’un qui va faire, à un autre qui va diffuser… les frontières classiques tombent, les rôles fusionnent.» Le content maker est né de cette course à toujours plus de communication, sur toujours plus de supports, avec toujours plus de technologies variées. Et sans passer par le truchement des journalistes.

Un marketing qui avance masqué

«Il a fallu inventer une nouvelle fonction, explique Laurent-Cédric Verscheure, directeur général d’Angie, avec – en une personne – plusieurs dimensions : captation de l’information, création d’une dynamique de communication, réflexion sur le meilleur format à utiliser, scénarisation d’une vidéo…» Infographies, articles (short ou long read), micro-trottoir, trois questions à… avec une prise de son, podcast, vidéos. La boîte à outils du content maker n’a donc pas de limites «pour produire des histoires», selon l’expression de Laurent-Cédric Verscheure. Et le tout à un rythme effréné. Un chiffre pour mieux comprendre: Prodigious met en ligne pas moins de 10 000 contenus par an pour le seul compte de Lancôme.

La mutation technologique n’explique pas tout. « Les générations Y ou Z sont réfractaires à une publicité massive qui n’aurait aucun sens, commente Pierre Grégé, directeur développement de Next-U Education, groupe d’établissements spécialisés dans les formations aux métiers de l’économie numérique et du digital. La stratégie d’Apple, par exemple, est de créer un univers autour de la marque – à glisser dans la poche. Il s’agit de parler cet univers mais pas d’aborder les caractéristiques techniques des produits. » Le marketing classique n’est pas le terrain de jeu du content maker. Il avance plus masqué. Pour preuve, alimentée par June Twenty First, agence conseil en communication et marketing, la plateforme The Agility Effect parle de traitement des déchets en Allemagne, de l’intelligence du smart bulding, du stockage vert… Dix nouveaux contenus sont en ligne chaque mois, mais aucun matraquage du nom du commanditaire. Powered by Vinci Energies apparaît tout en bas. En toute discrétion. 

Des airs de journalisme

Laurent-Cédric Verscheure aime à parler de « journalisme augmenté ». Et la création de l’école W dans les locaux mêmes du célébrissime Centre de formation des journalistes (CFJ) abonde en ce sens [lire ci-contre]. Entre les héritiers de Théophraste Renaudot ou d’Hubert Beuve-Méry et les créateurs de contenus sur les réseaux sociaux, les ponts sont nombreux. Depuis le lancement en 2017 de son offre de brand content – autre appellation possible –, Studyrama – l’un des acteurs majeurs de l’information sur les filières d’études – fait tout naturellement appel aux pigistes qui écrivent pour les différents produits maison, même si « certains préfèrent signer sous pseudo, témoigne Yasmina Haddou-Essom, responsable éditoriale en en brand content. L’objectif est bien de produire du contenu qui s’intègre avec le reste de l’éditorial. C’est une question de crédibilité, je dois livrer la meilleure information. »

des airs de journalisme. Ça a des airs de journalisme dans les règles de l’art, mais ça n’en est pas tout à fait. En off, un jeune content maker, formé dans l’une des plus prestigieuses écoles françaises, en poste dans une agence spécialisée et qui s’apprête à jeter l’éponge, dit sa déception. « Ça n’a rien à voir avec du journalisme. Lors du recrutement, on m’avait promis de la conception, assuré de pouvoir être force de proposition. Or le client de l’agence nous transmet les questions que nous devons lui poser devant la caméra. La liberté est inexistante. Les allers-retours sont très fréquents. Si l’on veut devenir journaliste, c’est pour révéler des informations, avoir une véritable liberté de réflexion. On n’y est pas, là. »

Les cartes du marché de l’emploi sont cependant rebattues avec l’arrivée de profils journalistiques dans la communication digitale. « Un jeune qui travaille dans sa chambre peut avoir un talent dingue, commente Frédéric Trésal-Mauroz. Comment les repérer ? Le sourcing doit être permanent. Les autodidactes sont nombreux. Est-ce que cela sonne le glas de la suprématie des profils bac+5 en agence ? En tout cas, cette transformation signe la fin du binôme composé du directeur artistique et du concepteur-rédacteur, ça, j’en suis convaincu à titre personnel. » Faut-il redouter des effets en cascade ? Avec sa rapidité de réaction et de production, le content maker pourrait à terme fragiliser le couple mythique – et plus onéreux- de la pub…

Trois questions à…

Julie Joly, directrice du Centre de formation des journalistes (CFJ) et de l’école W



Comment est née l’école W ?

De nombreux appels nous parvenaient au Centre de formation des journalistes (CFJ) pour recruter des journalistes en vue d’assurer de la création de contenus – ce qui n’est pas du journalisme. Créée en 2016, l’école W s’est inspirée de l’école d’innovation danoise Kaos Pilot – l’école du chaos – pour transmettre compétences et agilité, s’adapter à des métiers qui innovent. La question de départ était de savoir comment accompagner des créatifs en devenir, mais pas à bac+5 ? Ces métiers-là n’ont en effet pas besoin de bac+5 ! W est une école post bac, en trois ans. Ces jeunes diplômés à bac+3 veulent grandir avec l’entreprise.



En quoi les entrants sont-ils différents des étudiants du CFJ ?

Ils sont moins scolaires. Avec le risque de perdre, parfois, confiance en eux. Mais, très actifs, souvent membres d’associations, ces jeunes-là apprennent en faisant. Aussi, W est-elle une école d’application, qui leur apprend la diversité des contenus dans tous les secteurs (journalisme, communication, documentaire, fiction, éducation, culture… ). Elle ne forme pas des chercheurs, avec un savoir exhaustif, mais bien des professionnels capables de chercher, d’identifier la qualité de leurs sources tout comme les besoins de leur cible.



Comment agences et directions de contenus des grandes marques ont-elles accueilli cette nouvelle école ?

La première promotion n’est pas encore sortie, mais elles sont déjà en demande de ces profils –pour preuve les 500 offres de stage reçues, pour 250 étudiants à l’heure actuelle. Ces professionnels enseignent et constituent des jurys -entre six et dix par an.





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