Ressources humaines
En agences ou dans les médias, les cas d’épuisements professionnels se multiplient. Enquête sur ce nouveau mal, aggravé par l’hyperconnectivité.

«Tant que je n'avais pas répondu au dernier tweet, je ne pouvais pas aller me coucher, et cela pouvait durer jusqu'à minuit. Et dès 6 heures du matin le lendemain, je commençais ma journée par aller vérifier le compte Twitter et la page Facebook de mon entreprise.» Pour Morgane*, attachée de presse dans une compagnie aérienne depuis douze ans, tout a basculé quand elle s'est vu confier, en plus, le community management: «Comme j'étais porte-parole, je me suis portée volontaire, explique-t-elle. Sur mon bureau il y avait deux portables: à droite celui où je recevais les mails, à gauche le tableau de bord des médias sociaux.» Morgane se retrouve à piloter ces deux univers en parallèle.

En mars 2011, avec la catastrophe nucléaire de Fukushima (Japon), cette double fonction devient ingérable, les passagers veulent rentrer en urgence à Paris et le flux de tweets décolle (plus de 6 000). Morgane explose en vol. Ses collègues la retrouvent en sanglots dans l'open space, elle est arrêtée pendant six semaines pour burn-out.

Cet épisode est loin d'être isolé. Les cas d'épuisement professionnel se multiplient dans les services de communication, en agences et dans les médias. Un constat corroboré par notre enquête: Stratégies a reçu plus d'une vingtaine de réponses à la suite d'un appel à témoignages. Comment expliquer ce phénomène? Faut-il le relier à la montée en puissance des outils digitaux dans l'entreprise?

«Tâcheron de l'ignorance»

Premier constat: les profils de ces naufragés de l'entreprise se ressemblent souvent. Ce sont en général de bons soldats, très investis dans leur job. A l'image de ce jeune journaliste embauché au poste dont il rêvait de «rédacteur scientifique»: il s'aperçoit vite que les cadences folles de production (jusqu'à 28 résumés d'articles très techniques par jour) l'empêchent de les traiter sérieusement... «Le travailleur de la connaissance devient un tâcheron de l'ignorance», résume Pascal Chabot, philosophe, auteur de Global burn-out.

Morgane, l'attachée de presse-gestionnaire de communauté, adorait son travail dans sa compagnie aérienne; tout comme ce chef de projet de 27 ans, dans une grosse agence digitale indépendante, qui a fait son premier burn-out dès la fin de sa période d'essai. «A cette époque il y avait eu une vague de départs à l'agence, et j'ai récupéré une partie de leurs missions. Au total je gérais une dizaine de clients, ainsi que les nouvelles compétitions, relate-t-il. Ma journée type s'étalait de 10h à 2-3h du matin.» La goutte d'eau? Un souci technique sur un projet complexe. A partir de là, il n'est plus parvenu à contenir ses larmes. Il s'est cloîtré à son domicile pendant une semaine. Quelques mois plus tard il a fait un second burn-out et a fini par claquer la porte de sa société. Aujourd'hui il a retrouvé un poste dans une autre agence avec des horaires «normaux»: 9h-20h.

«Le burn-out touche tous les niveaux hiérarchiques: on retrouve des managers assis par terre dans un coin de bureau, prostrés comme s'ils avaient été victime d'un bug», constate Clotilde Lision, psychologue. Avant d'en arriver là, il y a pourtant des signes avant-coureurs (lire encadré).

L'angoisse d'être dépassé

Bien souvent l'attachement à son job est un facteur aggravant. «Dans ces métiers de l'information et de la communication, il y a toujours à la fois de l'attirance, de la passion et en même temps l'angoisse de n'être jamais à jour», prévient Marie Pezé, docteur en psychologie et expert judiciaire, qui assure actuellement des formations sur les risques psychosociaux à France Télévisions. S'y ajoute une dimension affective avec la peur de n'être plus bien en cour.

Bien sûr, l'entreprise a sa part de responsabilité dans la multiplication des cas de burn-out: la chasse aux coûts et sa version politiquement correcte - le lean management - poussent les sociétés à fonctionner avec toujours moins de permanents. Alors que, dans le même temps, le digital ajoute de nouveaux champs d'intervention (Web et réseaux sociaux) aux communicants et journalistes. Cela conduit à un émiettement du travail en une multitude de petites tâches.

«On est happés par le virtuel qui est potentiellement infini, une sorte de trou noir, constate Pascal Chabot. Les réseaux sociaux, les e-mails sont des outils fabuleux dont l'humanité a toujours rêvé mais qui fonctionnent par intrusion permanente, et induisent une culture de l'immédiateté. Ce n'est pas un hasard si dans les cas de burn-out les smartphones sont souvent cassés.» Le téléphone béni et honni: à la fois signe distinctif et cordon ombilical qui nous relie à l'entreprise et nous rappelle à l'ordre.

Sujet tabou

Qui faut-il blâmer? L'employeur encore, selon Marie Pezé qui s'en réfère au texte biblique en matière sociale: le code du travail. Son article L41-21 prévoit qu'il doit adapter le travail à l'homme et non l'inverse... Et puis «la loi prévoit onze heures de repos entre deux journées de travail, d'ailleurs de nombreuses sociétés comme Eurodisney commencent à couper l'accès à leurs serveurs la nuit et le week-end», cite Marie Pezé.

Signe de cette prise de conscience, l'un des cinq groupes de travail chargés d'alimenter les orientations du congrès du Syndicat national des journalistes (SNJ) en octobre, a planché sur les risques psycho-sociaux. «Un sujet tabou, selon le secrétaire général du SNJ, Anthony Bellanger. La souffrance au travail existe pourtant aussi chez les journalistes. Avec l'apparition du numérique et l'hyperconnectivité, on a notamment brouillé la notion de temps de travail et oublié que le repos légal avait un sens.»

Prévenir les suicides

Pour sa part, Ilma Choffel de Witte, veuve de Nicolas Choffel, ex-directeur adjoint de la communication de la Poste (il s'est suicidé en février dernier alors qu'il était en arrêt de travail pour burn-out, lire Stratégies n° 1718), poursuit son combat pour que la mort de son mari «serve à quelque chose». Elle a été reçue avant l'été par Michel Sapin, ministre du Travail, qui lui a promis de nommer un groupe de travail sur le sujet du burn-out.

Il y a urgence. Sans aller jusqu'au suicide, les victimes ne sont pas rares. Le 7 août dernier, Emilie*, 24 ans, directrice de la communication d'une maison d'édition a aussi fait un burn-out. «Il fallait entretenir les relations avec les journalistes et les lecteurs, être disponible jour et nuit sur les réseaux sociaux (Twitter, Facebook, Linked In)... Le travail de trois personnes, relate-t-elle. Plus les outils de communication sont performants, plus l'on demande à l'être humain d'être performant!»

Après deux ans de ce labeur infernal, elle a jeté l'éponge. «Ce mercredi d'août, je me suis levée à 7h30, j'avais la main sur la poignée de porte, mais je n'ai jamais réussi à sortir de chez moi pour aller au bureau, j'étais comme victime d'une paralysie interne, mon corps m'intimait l'ordre de ne pas bouger...» Lorsque les machines finissent par commander notre esprit, c'est le corps qui réagit parfois le premier...

 

(*) les prénoms ont été changés. 

 
Témoignage

«L'impression d'être un citron plus que pressé»
Mathilde, conceptrice-rédactrice, 30 ans

«En un an et demi dans cette agence de communication santé d'une dizaine de salariés, dirigée par... un médecin, j'ai vu mon état décliner. La raison? Les nocturnes au travail, les clients à qui l'on a vendu 100% de mon temps en suivi stratégique et opérationnel... Mais ces clients, ils sont plus de 5 pour moi toute seule: je dois être à 500%... Le cerveau est en marche, rapide, très rapide, il doit toujours avoir une longueur d'avance. Mais le corps est derrière, bien derrière, ne suit plus le rythme. L'impression de porter une armure de dix kilos sur le dos en permanence, la moindre marche devient un calvaire, les yeux entrouverts. Et pourtant je reste souriante, “au top”... Cure de vitamines, de magnésium... tout est bon pour éviter la coke que je vois passer sur le bureau de mon boss. Je perds le sommeil. Un jour je ne parviens plus à me retenir, et je pleure au bureau mais, en bon petit soldat, je me cache aux toilettes. Et puis les larmes arrivent en réunion... Enfin, il y a cette matinée de février où je n'arrive plus à me lever de mon lit. L'impression d'être une vieille feuille morte, un citron plus que pressé. Je n'ai plus rien, vidée, épuisée. Je suis arrêtée pendant un mois et demi. Je démissionne. Aujourd'hui je suis en poste dans une plus grosse agence, où mon travail et mes valeurs sont mieux reconnus.»

 

Les signaux d'alertes


1. Premiers signes :

- Troubles cognitifs: problèmes de concentration, de mémoire, manque de mots, lapsus...

-«Présentéisme» pour tenter de retrouver de l'efficience.

- Déni du surmenage et de la surcharge de travail.

2. Symptômes visibles :

-Troubles du sommeil, fatigue qui résiste au repos.

-Irritabilité, accès de colère.

- Labilité émotionnelle importante (rires, larmes).

- Troubles du comportement alimentaires (yoyo pondéral), troubles digestifs, céphalées, tensions musculaires.

- Infections virales (ORL) à répétitions.

- Recours addictifs (pour tenir).

3. Etat de burn-out :

- Assèchement affectif et émotionnel («Plus rien ne me touche»)

- Déshumanisation de la relation, cynisme (attente «jubilatoire» de la catastrophe), repli sur soi, fuite des lieux de convivialité.

- Démotivation, sentiment d'échec, d'inutilité, de vieillissement, d'obsolescence («dépassé», ne se reconnaît plus dans l'évolution du métier).

(Auteur : Marie Pezé, docteur en psychologie)


A lire:


Global burn-out, de Pascal Chabot (PUF, juin 2013)
Travailler à armes égales, de Marie Pezé (Pearson, 2011)
Epuisement professionnel, de Philippe Zawieja et Franck Guarnieri (Armand Colin, juillet 2013)

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