Recrutement
Et si demain, notre CV se résumait à notre compte Instagram? La toute-puissance des réseaux sociaux favorise les discriminations liées au physique au travail.

Explosion de la vidéo en ligne, des réseaux sociaux, mode des selfies… tout est fait pour favoriser la tyrannie des apparences comme le dénonce le sociologue Jean-François Amadieu, spécialiste des discriminations à l’embauche, dont le dernier ouvrage La Société du paraître – Les beaux, les jeunes… et les autres, vient d’être publié (Odile Jacob). Il planche sur le sujet depuis plus de quinze ans, et depuis la publication de son premier ouvrage Le Poids des apparences en 2002 (Odile Jacob). Son constat: la situation a plutôt empiré. Dans la lutte contre les discriminations au travail, le gouvernement a depuis une décennie concentré ses efforts sur la promotion de la diversité, la dénonciation des différences de traitement liées à l’origine, au nom, au lieu de résidence… Un testing a d’ailleurs été mené en avril auprès de grands groupes (lire ci-contre). Mais la question de l’apparence a été laissée de côté. Pourtant, c’est sans doute le facteur de discrimination numéro un. «Le Défenseur des droits avait interrogé il y a deux ans les demandeurs d’emploi sur les facteurs les plus discriminants selon eux et ils citaient l’apparence en tête des critères, rappelle Jean-François Amadieu, également professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Il est frappant de voir que l’on a oublié des groupes entiers de la population.» Ces nouveaux invisibles sont pourtant très nombreux: il y a 15% d’obèses dans l’hexagone, près de 30% de personnes en surpoids. Sans compter les seniors, les personnes en mauvaise santé…

Eugénisme

Dans l’univers du marketing et de la communication, où l’image de soi est primordiale, ce phénomène d’exclusion est très important. Le secteur est plus exposé que les autres sur les réseaux sociaux. Or dans cette dans ces vitrines géantes que sont Facebook, Instagram, Snapchat et consorts, se mêlent bien souvent amis, collègues de travail, clients… La porosité est totale. Résultat, nous sommes tous en représentation permanente. S'ajoute à cela l’exercice imposé du selfie: en mai 2016, Google Photos en répertoriait 24 milliards. Bref, tout est réuni pour instaurer une forme de dictature du beau au travail.

Quand ce diktat de l’esthétisme est poussé à son paroxysme, cela devient de l’eugénisme professionnel. Le cas Abercrombie & Fitch entre dans cette catégorie. La stratégie de son fantasque PDG Michael Jeffries? S’imposer comme la marque des beaux. Que ce soit pour les clients, avec des vêtements introuvables en XL ou XXL, et pour les employés avec uniquement des hommes jeunes et bodybuildés et des femmes taille mannequin. À partir de 2013, la politique d’Abercrombie a commencé à être décriée sur les réseaux sociaux et dans les médias, au point que le PDG a été finalement poussé vers la sortie en décembre 2014. Mais ce qui est énerve Jean-François Amadieu, ce sont les raisons de cette dégringolade: «Il y a bien eu une réaction de l’opinion, avec des pétitions en ligne, cela veut dire que l’on a une capacité à se mobiliser sur ce sujet. Mais l’on s’indigne pour le sort des clients, pas pour celui des employés», remarque le sociologue. Car dans l’entreprise, les discriminations continuent.

La taille compte

Aujourd’hui par exemple, les dirigeants de groupes du Fortune 500 mesurent 8 centimètres de plus que la moyenne. Une grande taille qui profite également à la feuille de paie: le surcroit de salaire qui provient de la taille en centimètres d’un salarié qui se situe au-dessus de la moyenne de son pays est estimé à 3% (à diplôme et qualification égales, selon l’étude européenne Size matters). L’entreprise discrimine à l’embauche et entretient ces discriminations au quotidien par des politiques pas toujours très fines. «Ainsi la chaîne de restauration américaine Hooters fait peser régulièrement ses serveuses et est allée jusqu'à menacer de licencier l'une d'entre elles parce qu'elle avait pris du poids, relate Jean-François Amadieu. Il y a des entreprises qui proposent à leurs salariés de leur payer une opération de chirurgie esthétique, d’autres qui font faire des régimes à leurs employés, ou qui les incitent fortement à pratiquer la course à pied.»

Ces discriminations liées à l’apparence physique ou à l’obésité ne sont pas du tout évaluées, et peu de monde s’y intéresse. «Les seuls à s'intéresser à ce thème sont le Défenseur des droits et le Medef via son baromètre de l’égalité, regrette Jean-François Amadieu. Quelques grands groupes sont en train d’agir sur ce sujet, mais ils restent peu nombreux.»

Le gouvernement teste les entreprises

«Les compétences d’abord.» Le 18 avril dernier, le gouvernement a lancé une campagne pour lutter contre les discriminations et sensibiliser les entreprises, avec près de 2 000 affiches disposées partout en France. En parallèle, il a mené une opération de testing sur les patronymes pour vérifier si les candidats portant des noms à consonance étrangère sont victimes de discrimination à l'embauche. «Après les attentats de Paris, il fallait attirer la vigilance des recruteurs pour qu’il n'y ait d’amalgame avec l’actualité récente», dit Fabrice Foroni, responsable d’études à ISM Corum, le cabinet chargé de l’opération. Pour une même offre d’emploi, ISM Corum a adressé à une quarantaine de groupes deux CV parfaitement identiques. «Nous les avons testés plusieurs dizaines de fois et les résultats sont très disparates d’une entreprise à l’autre, dit Fabrice Foroni, responsable d’études à ISM Corum. Aujourd’hui, nous sommes dans la phase de restitution du testing et nous donnons également des conseils aux entreprises sur la façon de faire évoluer leurs pratiques.» Les résultats resteront en principe confidentiels, sauf si les sociétés décident elles-mêmes de communiquer à l’interne ou à l’externe. «Même si les résultats étaient mauvais, certains DRH de groupes nous ont dit qu’ils allaient en parler à leurs équipes, poursuit Fabrice Foroni. Il y aura peut-être une deuxième vague de testing si le ministère le décide.»



Haro sur le CV vidéo

«C’est le triomphe des apparences, dénonce Jean-François Amadieu. Pôle Emploi a ainsi lancé en 2015 une application permettant aux demandeurs d’emploi de faire un CV vidéo. Le résultat, une présentation de moins d’une minute totalement vidée de contenu concernant les compétences.» La seule chose qui est jugée est bien sûr l’apparence, la mise en scène de soi-même. «Le CV vidéo est une caricature du monde dans lequel nous vivons, poursuit le sociologue. Le choix se fait au feeling, en regardant des images, exactement comme sur les sites de rencontres. Pourtant on ne choisit pas son employé comme un conjoint. Les apparences sont souvent trompeuses dans le recrutement.»

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