Chronique

Après tant de confinement et donc d’introspection, où mettrons-nous le luxe ? Existera-t-il seulement encore ?

Jamais dans nos vies, le temps ne s'était tant suspendu. Les citadins ont découvert la fin de l’hiver et vu pendant 80 jours non pas le monde tourner mais le printemps s’installer, entendu les oiseaux chanter, cuisiné... Bref, les privilégiés qui n’étaient pas à l’hôpital pour y soigner ou être soignés, à tenir les commerces autorisés ou à trimer dans des entrepôts ou en livraison – ils étaient nombreux en première ligne, ce n’est pas parce que nous avons arrêté de les applaudir qu’il faut les oublier –, ceux qui s’isolaient dans de bonnes conditions et avec un salaire maintenu, ont découvert d’autres activités et changé de rythme. Un véritable luxe.

À nous écouter raconter ces quelques mois, j’ai souvent pensé à Michel Piccoli en Milou en mai. À son visage éclairé sous un chapeau qui dépasse d’une rivière, les mains qui cueillent des écrevisses, le sourire béat de l’épicurien, loin du front et protégé du tumulte. Pour lui mai 68, pour nous la crise sanitaire.

A la sortie de cette étrange arrêt sur image, quels sont nos nouveaux luxes à conserver, quels sont ceux d'un temps passé que nous souhaiterions retrouver ? Autant le Grand Confinement, expérience hallucinante, s'est imposé à tous dans l'espace et le temps, autant nous l'avons tous vécu très différemment.

Le magnat du luxe, l’homme le plus riche du monde juste de juste avant, Bernard Arnault, définit le luxe comme « l’ordinaire d’individus extraordinaires et l’extraordinaire d’individus ordinaires ». Mais dans le monde d’après, qui est l’individu extraordinaire, et qui est l’ordinaire ? L’aide soignant-e qu’on applaudit, celui qui maîtrise la recette de la tarte aux abricots de son jardin ou celui qui conduit une Porsche ? Je crois bien plus à la démultiplication des individus extraordinaires et au bouleversement de notre ordinaire commun, qu'à un « monde d'après ».

L'astre brillera à l'est

Je vous recommande la lecture de l’étude récemment publiée par McKinsey & Company sur les « dépenses discrétionnaires post-Covid-19 en Asie ». D’abord, on y apprend que ces dépenses ont chuté jusqu’à 90% pour certaines catégories en pleine crise sanitaire alors qu’elles peuvent représenter de 20 à 25% du PIB de certains pays en Asie. Rappelons aussi que la plupart des grandes économies asiatiques retrouveront dès 2021 leur niveau d’avant la crise. Ce sont les seules – ce sera 2022 au mieux en Europe. Selon cette même étude, les articles les plus chers (voitures de luxe, joaillerie, etc.) voient leur projet d’achat repoussé sine die mais ce n’est pas le cas pour les accessoires et les produits de valeur moindre, tout au contraire. Le plus intéressant est de découvrir que de nombreux consommateurs envisagent de dépenser nettement plus en vêtements, accessoires de mode et cosmétiques qu’avant la crise : la réouverture des boutiques Hermès ou Louis Vuitton en Asie et leurs chiffres d’affaires records en témoignent. Et ce sont les marques établies qui bénéficient de la grande majorité (60 à 70%) des intentions d’achat. L’astre du luxe du monde d’avant continuera à briller à l’est, donc. 

Et à l’ouest ? L’Europe qui reste le berceau du luxe et de la tradition invente le luxe d’après. Kering annonce l’arrivée à son conseil d’administration d’Emma Watson : la copine d’Harry Potter est devenue l’égérie de la mode et du luxe responsables. L’Oréal lance avec mes amis de Mirova un fonds d’investissement « pour la régénération de la nature » doté de 100 millions d’euros.

Une tendance me passionne et me fascine aussi. Les dandys européens du 19ème siècle confiaient leurs vêtement neufs à leurs domestiques pour les porter usés ensuite. En 2020, le luxe est devenu un énorme marché d’occasion et sans doute le meilleur endroit pour considérer l’up-cycling comme un mode de consommation désirable. Les Américains ont comme souvent une formule parfaite, on parle d’objet « pre-loved » plutôt que d’occasion. 

De nombreuses start-up s’y attaquent et pour une fois, les plateformes les plus en vue sont européennes : Vinted (Lituanie), Vestiaire Collective (France). Je regarde souvent un autre site, américain, StockX qui est le Nasdaq de la basket et sur lequel on « trade » et on « spiele » les baskets rares jusqu’en centaines de milliers de dollars. Partout, le sac Kelly d’Hermès est devenu une valeur refuge digne de l’or, des algorithmes lui sont consacrés, on peut même acheter une « part de sac » pour faire mieux que le rendement de son livret A. 

L’invitation au voyage réunissait luxe, calme et volupté. Le Grand Confinement, cette invitation à l’anti-voyage, nous aura forcé à les repenser, les choisir et les vivre différemment : pour un nouveau voyage, sans émission de CO2 ?

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