Comme l’enquête mondiale d’Ipsos Global Trends 2024 le montre, une tendance de fond se développe en réaction au contexte de crises multiples que nous connaissons : le «nouveau nihilisme».
Pour le nihilisme « classique », le monde et l’individu sont liés par un même destin tragique – l’absence de sens, l’illusion et l’absurdité – au sein duquel il est quasiment impossible d’avoir prise sur les phénomènes qui nous environnent. À l’inverse, le « nouveau nihilisme » oppose le monde qui nous entoure à notre monde personnel, le macrocosme et le microcosme. Ce nouveau nihilisme se traduit par le pessimisme à l’égard des crises collectives, qu’elles soient climatiques, économiques ou encore géopolitiques, mais aussi par un certain optimisme à titre individuel avec le désir de se faire plaisir le plus possible, comme si la sphère personnelle était un refuge.
Le nouveau nihilisme s’exprime par l’envie de jouissance immédiate et des comportements proches de la vision « Yolo » [« You only live once », traduction : « On ne vit qu’une fois »] parce que « l’important est de profiter de la vie aujourd’hui, demain est un autre jour ». Cette idée n’est pas nouvelle, mais a progressé de 10 points en dix ans dans l’étude Ipsos Global Trends (50% en 2013, 61% en 2024, pour la moyenne mondiale). Et la France fait partie des pays où le phénomène est le plus marqué (58% en 2013, 68% en 2024).
Dépenser pour vivre
C’est ce désir hédoniste que Georges Bataille décrit dans La notion de dépense comme satisfaction de l’ego, une aspiration vitale et non-morale, « la dépense étant la seule façon de lutter contre l’angoisse de la mort » en se connectant à l’énergie vitale de l’univers, l’Eros. Nous l’avions vu lors de la Covid-19, les peurs suscitées par la crise sanitaire créant en sortie de confinement un désir de revanche, un appétit de luxe inversement proportionnel aux restrictions des mois précédents. Comme si plus on dépensait pour soi, plus on se sentait vivre.
Le nouveau nihilisme est animé par quatre principes de fond qui divergent par rapport aux normes sociales. Le premier principe est le droit à la paresse – le « lazy wellness » – qui décomplexe l’envie de se chouchouter dans un cadre privilégié grâce des services personnalisés pour s’évader des contraintes. Le deuxième principe est celui du droit au détachement, comme en Chine où le « tangping » (« rester allongé ») encourage à « faire le minimum dans un travail dénué d’intérêt plutôt que de fulminer inutilement contre la machinerie capitaliste ». Une pratique à rapprocher du « quiet quitting » dans d’autres pays du monde.
Le troisième principe ? Le droit au retrait pur et simple, en Chine encore, quand des « maisons de retraite pour jeunes » offrent aux 25-35 ans la possibilité de faire une pause au cœur de la nature loin des exigences de la vie urbaine, mais sans forcément quitter la scène professionnelle.
Une vision court-termiste
Enfin, dernier principe de fond : la focalisation sur le court-terme et une résistance aux contraintes, dans le monde du travail notamment, par opposition au long-terme qui demande des efforts et des investissements. Les 20-30 ans de 2024, par exemple, pensent assez peu à la construction d’une carrière et d’une famille alors que c’était une perspective assez évidente pour les générations précédentes. D’ailleurs, l’étude Global Trends montre que 78% des Français et 80% des Chinois déclarent qu’ils « préfèrent vivre aujourd’hui car le futur est incertain » (versus 64% en moyenne mondiale).
Le nouveau nihilisme est un désenchantement épicurien dont les conséquences sont immédiates pour les marques de luxe. Nous en attendons des expériences et des sensations centrées sur « Soi » pour lesquelles elles incarnent des « dépenses » à la fois égotistes et réconfortantes, sous réserve que les prix ne soient pas jugés excessifs et déconnectés de toute réalité. À cette condition, le luxe restera souverainement « l’expression de la liberté, de la souveraineté, et de l’abondance ».