C’était il y a trois mois. Ben Smith, journaliste média du New York Times, consacrait un article au phénomène Substack et plus largement à l’économie de la création. On parle ici de la monétisation récurrente des contenus par les créateurs (écrivains, artistes…) eux-mêmes, modèle dont Substack justement, une plateforme qui permet aux auteurs de publier et de monnayer leur texte, est l'un des principaux fleurons aux côtés de Patreon.
Cette start-up propose un circuit court entre un influenceur et sa communauté : celle-ci s’abonne sans engagement pour soutenir son artiste favori. Patreon se rémunère avec une commission de 5% à 12%, le reste de la somme étant versé aux artistes. Si l’économie de la création doit son essor au premier confinement, il serait réducteur d’en faire une simple conséquence de la «stay at home» économie tant ses atouts sont nombreux.
Un socle vieux de plus de deux siècles
L’économie de la création est donc un agrégat qui a pour socle l’économie de l’abonnement. Ce contrat entre un fournisseur et son client pour la mise à disposition régulière d’un produit ou d’un service en échange d’un paiement régulier trouve ses racines au XVIIIe siècle, époque à laquelle Mozart vendait un abonnement à ses concerts dans des magasins de musique locaux.
Depuis, cette économie n’a cessé d’évoluer, à tel point qu’elle est devenue aujourd’hui le moteur des entreprises les plus dynamiques de l’économie mondiale, depuis les poids lourds de la SVOD (Netflix) jusqu’aux mastodontes du cloud computing (AWS, Microsoft Azure).
D’autres acteurs sont même allés jusqu'à associer l’abonnement à leur modèle économique historique pour se doter de nouveaux relais de croissance. C’est notamment le cas de Twitter, qui a lancé en juin dernier son service Twitter Blue. Cet abonnement d’environ 2,50 euros donne accès à des fonctionnalités enrichissant l’expérience de ses utilisateurs, comme la possibilité d’annuler l’envoi d’un tweet. L’économie de la création repose donc sur un modèle qui réussit l’exploit d’être à la fois historique et dans l’air du temps.
Suivre l’argent
Bien qu’ils ne soient pas infaillibles - le cimetière de l’économie est effectivement plein de bulles spéculatives -, les investissements sont certainement les indicateurs les plus éloquents du potentiel d’un marché. Selon le site The Information, véritable référence de l’actualité de la Silicon Valley, les venture capitalists américains ont investi 2 milliards de dollars depuis le début de l’année dans 50 jeunes entreprises spécialisées dans le développement de solutions et de plateformes permettant aux influenceurs de monétiser leur audience.
Ces investissements sont fléchés vers des start-up proposant les briques nécessaires à la valorisation monétaire des créateurs : solutions facilitant le lancement de lignes de produits, plateformes qui aident les créateurs à monétiser leurs collaborations et leurs interactions sur les réseaux sociaux, applications qui transforment les amis d’un utilisateur en paparazzi…
Autre signe de la confiance des grands argentiers de la tech, les investissements ne portent pas sur les créateurs mais sur les plateformes qui les supportent. Les premiers sont perçus comme fugaces et interchangeables, tandis que les seconds incarnent et œuvrent à la pérennité du nouveau marché.
Célébrer l’action plutôt que l’individu
Depuis leur explosion, l’usage des réseaux sociaux a souvent été décrit sous l’angle psychanalytique : ils sont tantôt une exacerbation du narcissisme de leurs utilisateurs, tantôt comme une soumission aiguë au regard de l’autre. L’interminable crise que nous traversons depuis plus d’un an a remis au goût du jour des valeurs aux antipodes de la critique (parfois injustifiée) dont font l’objet les réseaux sociaux : quête de sens, collectif… Par essence, l’économie de la créativité semble plus proche du monde d’après - si tant est qu’il advienne - que de celui d’avant.
En liant des communautés à des créateurs, elle permet, pour reprendre la formule de Christopher Lasch, de passer d’un modèle où «l’individu est principalement célébré pour ce qu’il est» à un modèle où «il est célébré pour ce qu’il fait», bref, de fonder la relation sur une transaction saine.
Ce changement de référentiel est entériné dans des termes différents par l'un des cofondateurs de Substack lui-même. Dans l’article du journaliste Ben Smith publié dans le New York Times, Hamish McKenzie déclarait : «nous sortons de l’époque où les plateformes ont le contrôle sur les gens pour aller vers une ère où les gens ont le contrôle sur les plateformes». D’ailleurs, ce modèle tend à être copié par certains médias établis, comme le Guardian qui a lancé «Patron», un programme de mécénat permettant aux lecteurs de soutenir financièrement le média et de réduire sa dépendance à la publicité.
Est-ce que l’économie de la créativité va faire long feu ? Difficile d’être catégorique mais les auspices semblent bons. Tellement bons d’ailleurs que l’article de Ben Smith était intitulé «Pourquoi flippons-nous de Substack ?». On ne compte plus les grandes signatures de la presse américaine nationale qui quittent leur rédaction pour tenter l’aventure de l’économie de la créativité…