Tribune
Après la politisation des grandes marques américaines suite à l'élection de Donald Trump, la victoire de Joe Biden pourrait rebattre les cartes. Aux marques progressistes de décider si elles continuent d’épouser les valeurs les plus polarisées au risque d’hystériser les débats ou si elles entrent dans le récit de la «guérison» de l’Amérique quitte à passer pour des «marques molles».

Alors que la poussière des élections américaines n’est pas encore tout à fait retombée, et que Donald Trump n’a toujours pas officiellement reconnu sa défaite, il est frappant de constater qu’une catégorie d’acteurs reste étonnamment absente des débats sur le legs du trumpisme. Ces acteurs ont pourtant été centraux dans les «années Trump» et, à n’en pas douter, ils joueront un rôle de premier plan dans les années à venir. Je veux parler des grandes marques «progressistes», c’est-à-dire des Nike, Patagonia et consorts, dont les émanations symboliques (discours, récits, esthétiques) ont cherché à défendre coûte que coûte les valeurs «progressistes», au sens anglo-saxon : défense des droits civiques et des minorités, lutte contre les discriminations et les inégalités sociales.

Avec le recul, il est frappant de constater que l’élection de Donald Trump a constitué un moment fondateur dans la politisation des marques aux États-Unis. Entendons-nous bien : «politique» au sens fort d’animation du débat public et de participation à la vie partisane et militante, pas au sens faible de modèle économique vertueux, comme on l’entend traditionnellement en France depuis la loi Pacte. En effet, ce qu’on a pu observer, c’est que l’écrasante majorité des grandes marques américaines se sont construites en porte-voix de l’anti-trumpisme. Dans un premier temps, en surfant de manière assez opportuniste sur les grands marqueurs de Donald Trump – le projet de mur à la frontière mexicaine par exemple, que Diesel a érigé en contre-symbole dans sa campagne «Make Love, Not Walls», ou encore les «Alternative Facts», détournés avec humour par Dove dans une annonce publicitaire venant vanter les vertus des déodorants capables d’augmenter le Q.I. de 40 points et de booster le signal Wi-Fi.

Authentiques contre-pouvoir

Rapidement, cependant, le discours est devenu à la fois plus structurant et plus profond politiquement : face au vide politique laissé par un parti démocrate en état de sidération suite à la défaite inattendue d’Hillary Clinton, certaines marques se sont érigées en authentiques contre-pouvoir. Dans le monde publicitaire, la campagne «Dream Crazy» de Nike en est devenue l’emblème de par le choix de son égérie, Colin Kaepernick, ce footballeur américain devenu célèbre pour avoir posé un genou à terre lors de l’hymne américain pour protester contre les violences policières envers les Afro-américains ; mais cette campagne est un peu l’arbre qui cache la forêt.

Beaucoup d’autres marques ont cherché à mettre en scène un imaginaire à rebours de la vision du monde trumpiste, en présentant par exemple l’immigration comme partie intégrante de l’identité américaine, à l’instar de Budweiser et de sa campagne «Born The Hard Way», qui raconte l’arrivée aux États-Unis de son fondateur, Adolphus Busch, un immigré allemand venu réaliser son rêve - devenir brasseur. D’autres marques ont embrassé une rhétorique du clivage idéologique via un repositionnement autour d’un ADN ouvertement progressiste, reposant sur un noyau dur de consommateurs qui, soudés par un fort sentiment d’appartenance, seront à la fois plus dépensiers, plus loyaux et plus prosélytes vis-à-vis des autres tribus de consommateurs. On pense bien sûr à la campagne Gillette «#TheBestMenCanBe», qui a cherché à renverser la vision de la masculinité qu’elle défendait depuis 30 ans.

Course à la surenchère

Comme l’a montré L’Observatoire des marques dans la Cité, une étude menée depuis 2017 par l’agence Havas Paris, cette entrée massive des marques en politique correspondait à une profonde attente : 72% des citoyens américains estiment que «les entreprises ont aujourd’hui un rôle plus important que les gouvernements dans la création d’un avenir meilleur», et 76% trouvent même «normal qu’une entreprise soutiennent des causes, mêmes si elles sont polémiques». Mais cet investissement progressiste a eu une conséquence : la course à la surenchère.

Pour se distinguer de la masse, les marques ont été encouragées à prendre des positions de plus en plus radicales : Ben & Jerry’s a publié un communiqué appelant à «démanteler la suprématie blanche» lors du mouvement Black Lives Matter. En embrassant une rhétorique, un vocabulaire et des modes d’actions toujours plus clivants, les marques progressistes ont en réalité contribué à accentuer davantage encore les fractures américaines. En se revendiquant toujours plus progressistes, elles ont abandonné des pans entiers de consommateurs qui ne se reconnaissaient plus dans les valeurs revendiquées. Il ne faut pas sous-estimer le sentiment de trahison, de rancœur et de colère que peut provoquer la sensation d’être exclu du jour au lendemain d’une marque que plusieurs centaines de milliers de gens pouvaient consommer quotidiennement, parfois depuis plusieurs décennies.

Dès lors, quelles marques dans l’Amérique de Joe Biden ? Côté progressiste, les marques sont confrontées à un vrai marketing dilemna : soit elles continuent d’épouser les valeurs les plus polarisées de leurs militants les plus actifs, au risque d’hystériser les débats, soit elles cherchent à embrasser des valeurs plus centrales et plus consensuelles, et ainsi entrer dans le récit de la «guérison» de l’Amérique que Joe Biden appelle de ses vœux, mais au risque de donner l’impression d’un retour en arrière ou de passer pour des «marques molles». Mais surtout, qu’en sera-t-il côté conservateur ? Et si le refus d’admettre la défaite de Donald Trump poussait un nombre croissant de marques à continuer le trumpisme par d’autres moyens ? En somme, si l’Amérique de Trump a vu l’affirmation des marques progressistes, l’Amérique de Joe Biden verra peut-être l’émergence de marques trumpistes…

 

Raphaël LLorca vient de publier une note à la Fondation Jean-Jaurès sur l’évolution du rôle des marques progressistes dans l’Amérique trumpiste. 

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