Retail
Privez les Français deux mois de leur liberté de mouvement, puis libérez-les : ils se rueront tous au rayon découpe de Leroy Merlin ; après un stop de rigueur chez leur coiffeur. Le temps des retrouvailles a sonné, mais tout n’a pas changé.

Au premier week-end du déconfinement, ils s'y pressaient tous. Bravant la pandémie, masqués, ils retrouvaient avec peut-être un peu d'appréhension, mais un plaisir non dissimulé, ces lieux familiers. Dans un calme cotonneux, les files d'attente s'allongeaient. On pensait que le fameux « monde d'après » rimerait avec déconsommation : tout faux. Certaines enseignes, c'est patent, ont réellement manqué aux Français. Comme manquent des amis proches.

Semaine après semaine, l'institut CSA a mesuré les battements de cœur que provoquait l'absence de certaines marques pendant le confinement, via son étude hebdomadaire Brands&You. Avec des fidélités marquées. «Tout au long des vagues, on a vu très vite l'intérêt des Français pour le jardinage, le bricolage, avec une forte prééminence de marques comme Leroy Merlin, Castorama, mais aussi Truffaut, Gamm Vert, Jardiland», énumère Claudine Brulé, directrice du pôle consumer de CSA. Au lendemain du déconfinement, les marques que les Français disent avoir le plus de plaisir à retrouver restent peu ou prou les mêmes : Leroy Merlin, Decathlon, Action, Air France, La Fnac, La Poste et McDonald's. «La plupart des enseignes citées répondent davantage à des besoins qu'à des désirs d'achat d'impulsion, de flânerie. Même si les jardineries constituent des petites bulles d'oxygène pour tout le monde», souligne Claudine Brulé. Certaines se sont fait désirer en sourdine, au terme des semaines de confinement : «Le besoin de culture s'est fortement fait sentir à la fin, avec la citation spontanée d'enseignes comme Cultura ou la Fnac», note la directrice du pôle consumer de CSA. Au moment de rouvrir ses portes, comment s'assurer de ne pas décevoir ceux à qui on a tant manqué ? Comment réussir ses retrouvailles ?

Welcomer à l'entrée

À la Fnac, la réouverture des points de vente a créé un nouveau métier : welcomer. Placé à l’entrée, il a d’abord pour fonction de veiller au respect des règles sanitaires. Il asperge de gel hydroalcoolique les mains des visiteurs, s’assure qu’ils portent un masque de protection et leur rappelle les gestes barrière. Rapidement, il a démontré une seconde fonction utile : orienter les clients dans le magasin. « Moins de consommateurs viennent flâner comme avant, se poser par terre sur la moquette pour lire une BD. Désormais ils viennent avec une idée en tête et le welcomer, qui est souvent un manager, est là pour les guider et limiter les déplacements », explique Annabel Chaussat, directrice marketing et e-commerce du groupe Fnac-Darty. Elle est « convaincue que ce poste va perdurer et changer le monde du retail ». Pour éviter le goulot d’étranglement, comme à la Fnac de Saint-Lazare, l’enseigne culturelle a imaginé un coupe-file ; réservé aux adhérents Fnac.

Chez Hema, l’heure est aussi au welcomer, avec une astuce : il distribue un panier à chaque visiteur afin de réguler les flux et respecter la règle d’un client maximum pour quatre mètres carrés – c’est même le double ici. La bonne nouvelle qu’observe Stéphane Frenkel, directeur général d’Hema France, est que « les clients sont devenus beaucoup plus patients. Ils ont appris à faire la queue et à rester à un mètre cinquante de distance, je trouve que nous avons une relation apaisée. »

À la Fnac comme chez Hema, le paiement sans contact et le click and collect s’imposent comme de nouveaux incontournables, de même que les caisses automatiques que le néerlandais compte renforcer. La pandémie, facteur d’accélération de la transformation digitale ? Sans conteste pour Annabel Chaussat, qui décrit un phénomène « impressionnant » avec des « équipes dont le mindset était à 20% digital avant le confinement, puis à 100% pendant ».

Créativité sans limite

Ce changement touche des acteurs plus traditionnels comme Interflora. Cyrille Kittel, directeur marketing du leader français de la fleur, explique que le réseau (5 200 points de vente) s’est « organisé sur le principe du drive afin de soulager l’attente ». À cela il faut ajouter les ventes en ligne qui ont été multipliées par 2,5 en Espagne et au Danemark. Pour la fête des Mères le 7 juin, principal temps fort de l’enseigne avec la Saint-Valentin, Interflora s’attend à un pic équivalent ; avec un problème : les fleuristes sont des indépendants qui doivent désormais s’accommoder de canaux digitaux dont ils n’ont pas forcément l’habitude.

Pour faire revenir les clients et relancer la machine à consommer, la créativité n’a plus de limites : dans la capitale lituanienne, comme l’apprend l’AFP, une vingtaine d’enseignes de prêt-à-porter ont installé leurs mannequins dans des bars et restaurants : de quoi forcer le respect d’une distance minimale en occupant un siège sur deux, tout en promouvant la collection été…

Autant d'exemples qui démontrent que, comme dans le monde de l'entreprise, où le télétravail a fini par s'imposer même aux plus réticents, il n'y aura pas de retour en arrière. «Les chiffres montrent que les clients sont prêts à affronter leurs peurs, remarque Philippe de Taffin, président de Matador, l'agence des lieux. Ce qui est important, c'est de comprendre dans quelle étape nous nous trouvons : on a connu la phase de déni, puis l'effroi, le repli et la crainte. Maintenant, l'on se trouve dans une forme d'acceptation où l'on est prêt à prendre des risques pour assouvir ses besoins et ses plaisirs : l'ère des sourires et des mercis sans contact. »

«Le sujet de l'accueil est très chaud en ce moment, et nous en discutons énormément avec nos clients, raconte Rémi Le Druillenec, cofondateur et PDG de l'agence de retail Héroïne. L'urgence, pour permettre aux gens de revenir, c'est de proposer une expérience de la sécurité, une expérience qui se doit d'être brutale, comme la pandémie. Même si elle ne va pas suffire: demain, l'hygiène devra être totalement intégrée au parcours client, alors même que l'achat en ligne sera toujours plus rassurant que de se rendre en magasin.»

Tensions sur les prix

Le confinement a accéléré ce qui était déjà en germe. «Ceux qui se sont mis au drive, par exemple, ne reviendront pas en arrière, assure Jean-Patrick Spitz, vice-président de BETC Fullsix. La question qui se pose est fondamentale : pourquoi me rendrais-je physiquement dans une enseigne pour quelque chose que je peux faire de chez moi ? Le sujet de l'expérience redevient crucial. Comment suis-je capable de divertir les gens ? De les accueillir ? Beaucoup vont se lancer dans de grosses promos, mais c'est oublier que le premier moteur du commerce, c'est le désir. Il fut un temps où les enseignes communiquaient sur l'expérience magasin : “Il se passe toujours quelque chose aux Galeries Lafayette”, par exemple. Dans le monde d'après, il ne faut pas se leurrer : il y aura des tensions sur les prix, alors que le chômage partiel a fait perdre en moyenne 216 euros par mois. Mais il va surtout falloir poser la question de l'attractivité.»

Selon Philippe de Mareilhac, patron de Market Value, pour que les retrouvailles soient réussies, il va s'agir d'être plus créatif que jamais : «Tout d'abord, pour redonner envie au client, il va falloir redonner envie aux équipes : on pourrait imaginer que le masque fasse partie de l'uniforme, par exemple, ce qui pourrait être un geste qualitatif d'expérience. Il s'agit d'inventer de nouveaux rituels : il faut faire des gestes barrières, un peu bricolés, des moments un peu précieux : comme chez Rituals, où une jolie vasque invite à l'entrée à se laver les mains avec du savon parfum. Ou chez Sephora où l'on vaporise de petits pschitts de gel sur les poignets, comme un parfum». Tout l'enjeu est bien là : se montrer chaleureux, incarné, alors même qu'on doit garder ses distances, comme le résume avec malice le patron de Market Value : «On est dans des retrouvailles aseptisées... Mais il vaut mieux se retrouver au parloir que ne pas se retrouver ! »

Publicité : le virus de l'uniformité 

« Heureux de vous retrouver », parole de Gifi. Voilà donc le champ lexical du déconfinement qui suit celui du confinement. Dans son observatoire des slogans, Souslelogo a compté 20% de slogans en plus que l’an passé à la même période, (17 mars au 11 mai 2020). Pendant le confinement, des mots comme « soutenir, soutenons, soin, merci, mobilise » ont été largement utilisés par les marques pour souligner l’engagement des personnels mobilisés et, chemin faisant, le leur : « On ne sera peut-être jamais aussi formidable que vous. Mais les femmes et les hommes Crédit Agricole restent mobilisés partout en France… » «On pourrait se dire que ces messages peuvent paraître niaiseux et insincères, mais ce que l'on remarque, c'est que ces communications résonnent chez les gens. Ce que ça dit, c'est que la relation client/commerçant est très forte», souligne Philippe de Taffin, président de l'agence Matador. 

Autres termes employés : « Aujourd’hui », reflétant selon Souslelogo le manque de visibilité du marché. Ou « plus que jamais », écho au caractère exceptionnel de la situation. Pour Jean-Luc Gronner, directeur général de Souslelogo, « mis bout à bout, tous ces slogans ressemblent à une immense campagne corporate et humanitaire. Comme si les marques étaient subitement devenues engagées, bienveillantes et vertueuses. » Un alignement qui n’a pas faibli avec le déconfinement, où l’on assiste à un cortège de marques clamant leur bonheur de retrouver leurs clients et qu’ils seront accueillis en toute sécurité. Un manque d’idées de génie ?

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