Au départ réservée à quelques «originaux» terrifiés par l’Apocalypse, la fièvre du survivalisme gagne peu à peu les esprits plus rationnels, les catégories plus CSP+, surtout depuis la crise sanitaire. Ne dites plus le mot «survie» : on parle désormais d’«outdoor» ou d’«autonomie»… Mais qui sont ses nouveaux adeptes ?

Avec son col de polo relevé, sa petite mèche gominée, rien ne le laissait soupçonner. Bertrand, 40 ans, Parisien, commercial dans la même boîte depuis 20 ans, est adepte du grand frisson. Tous les week-ends, ni une, ni deux, il prend ses cliques et ses claques, en n’oubliant ni sa montre connectée ni son sac à dos multipoches, pour planter son bivouac à seulement une heure de la capitale. À la machine à café, avec ses collègues, il échange ses bons plans de Robinson 2.0. Pas de raison de s’en cacher : tout comme Jérôme, ils sont plusieurs à avoir enfilé le treillis, parfois même dans des conditions plus spartiates - mais toujours avec cette envie d’en découdre avec la déconnexion, et surtout, avec la nature. « Je suis CSP+ et je conduis un SUV, mais je vais aller me mettre en difficulté. C’est la cure thermale 2.0, mâtinée de culture Koh-Lanta : suis-je capable de faire du feu ? », s’amuse Jean-Baptiste Bourgeois, directeur associé de We Are Social.

Businessman vs. wild

On les appelle les survivalistes. Un terme encore associé, il y a quelques années, à une communauté de ce que l’on appelle pudiquement des originaux, des individus très « habités », à l’hygiène et aux idées souvent douteuses. Délires apocalyptiques, complotisme à tous les étages, misanthropie assumée… Pas forcément sexys à première vue, en termes d’image, les survivalistes… Pourtant, comme le retrace François Peretti, planneur stratégique indépendant, « ces dernières années témoignent de la propagation du survivalisme "classique" à ce qu’on appelle maintenant les "preppers". D’une sous-culture libertarienne profondément ancrée dans l’extrême droite, héritage du Vietnam, renforcée par les menaces successives de la Guerre Froide, on passerait donc à une culture "mainstream", protéiforme, alimentée par une anxiété de tout, à tout moment. Aujourd’hui, il ne s’agit plus tant de survivre que de se préparer. » À qui, à quoi ? Gardons le flou, ça fait partie du fun.

Pour autant, dans un glissement sémantique aussi impérieux que les rapides d’une rivière, le terme « survivalisme » tend à s’effacer au profit de celui, plus vague mais plus séduisant, d’« autonomie ». « L’autonomie, c’est la liberté de partir où on veut, quand on veut, sans faire appel à personne. Il suffit de prendre un panneau solaire, un accumulateur d’énergie, un filtre à eau, des vêtements de qualité et un réchaud. Rien à voir avec le camping sauvage où vous installez votre tente tout en allant faire vos courses au supermarché. L’autonomie ne veut pas forcément dire être seul mais elle implique de n’avoir aucune dépendance », définit Aymeric de Rorthays, directeur général du Vieux Campeur.

Boire de l’urine de chameau pour survivre à la déshydratation, se cacher dans des entrailles d’un yack pour ne pas subir la morsure du froid, chasser l’écureuil pour ne pas mourir de faim… Qui eût cru que les aventures de l’aventurier Bear Grylls dans l’émission Man vs. Wild, lancée en 2006, finiraient par devenir le dada de Corinne, votre collègue de la DAF ? Pas besoin d’être aussi extrême, selon Aymeric de Rorthays. Derrière le désir d’autonomie et de débrouille se cache en réalité une aspiration à un certain confort, importée par la nouvelle population pratiquante. « La pratique de l’autonomie existe depuis longtemps, mais depuis quelque temps, il est vrai qu’une clientèle plus diversifiée, principalement des CSP+, est arrivée avec le covid. Avec un panier plus haut de gamme, de plusieurs centaines d’euros, comprenant aussi bien une tente à 350 euros qu’une montre connectée dans les 1 000 euros. Réserver un hôtel All Inclusive en Tunisie revient moins cher que de rester en France en autonomie », constate le directeur général du Vieux Campeur qui voit dans ces nouvelles pratiques un réel besoin émanant « de gens qui ont des métiers dans lesquels ils tournent en rond ».

Micro-aventure

Le vétéran Vieux Campeur n’est pas le seul à planter sa tente sur les terres fertiles des « preppers ». Au beau milieu des magasins Nature & Découvertes, le rayon « Survie » peut surprendre. Il propose aussi bien des panneaux solaires pliables à 300 euros que des couteaux suisses et des pailles filtrantes à 9,90 euros. « Il a toujours été dans l’ADN de la marque d’accompagner nos clients autour de la nature. Post-covid, entre 2021 et 2022, il y a eu effectivement un pic des ventes lié aux activités outdoor, avec cette volonté de reconnexion à la nature, retrace Pauline Jault, directrice communication de Nature & Découvertes. Puis est arrivé le contexte de la guerre en Ukraine, où les médias annonçaient des coupures d’électricité, alors ce côté survivaliste avec les achats de batteries portables a ressurgi. Mais, depuis 2023, ces ventes sont descendues au niveau d’avant covid et sont plus liées à la micro-aventure qu’à la survie. Ce terme reste associé à la fin du monde, il est trop fataliste, c’est pourquoi nous avons décidé de nous en éloigner petit à petit. »

Une fois qu’on a le matos, il s’agit de trouver le territoire… Pour ce faire, on a parfois juste à passer le périph. Decathlon Travel, la plateforme de voyages de l’équipementier sportif, propose des stages de « bushcraft » [activité de loisir qui consiste à mettre en pratique des compétences permettant une vie prospère dans la nature], ou des séjours décrits comme un « retour à l’instinct sauvage ». Le tout, à seulement une heure de Paris. Si la plateforme a été créée en 2022, cette nouvelle offre outdoor n’est proposée que depuis juin 2023. « Sur les 1 000 séjours de notre catalogue, seuls 35 ont un lien avec cette tendance, une petite part de notre offre qui connaît pourtant un fort succès, souligne Julie Bordez, brand manager à Decathlon Travel. Ces stages sont accessibles en termes de niveau, il n’y a pas besoin d’être un "warrior" ou un grand sportif pour s’y inscrire. Même chose en termes de budget : les prix sont assez faibles car nous ne proposons pas de réel logement pour dormir, ni de repas à proprement parler. De plus, ce sont des stages de courte durée, deux à trois jours, qui ne nécessitent pas de prendre des vacances. »

L’engouement est tel que la marque Nature & Découvertes va elle aussi lancer sa propre offre d’activités en juin 2024 sous la désignation Les Expériences Nature & Découvertes. « Historiquement, la marque a toujours proposé des sorties “nature” par l’intermédiaire d’un référent dans chaque magasin en région. Là, les clients pourront réserver directement sur notre marketplace, développée par Mirakl, réunissant 800 activités. Au démarrage, nous allons proposer des activités comme l’initiation au kayak, comment être autonome en forêt… Et dans un second temps, notre volonté est de développer des stages plus longs », dévoile Pauline Jault.

L’idée est aussi bien d’apprendre à faire du feu, à s’orienter avec une boussole, à construire des abris que de profiter de ce que la nature a à offrir : observer les étoiles, les animaux, ou bien faire une simple randonnée. « L’élément rassembleur, c’est la connexion à la nature, une immersion totale et la possibilité de vivre des expériences en mettant de côté le matériel », ajoute Julie Bordez. En témoigne le top 3 des destinations du catalogue de Decathlon Travel avec en premier lieu le stage de survie grand froid dans le Jura où les aventuriers sont invités à dormir dans des igloos, la découverte du bushcraft dans le Périgord et enfin la micro-aventure sauvage en Île-de-France.

Dans le catalogue Decathlon Travel, pas d’euphémisme : les termes de « survie » et « d’aventure sauvage » sont volontairement mis en avant. Étonnant et possiblement clivant pour le retailer ultra grand public, qui plus est, marque préférée des Français ? « Ça a justement été un sujet de discussion avec l’équipe marketing, confie Julie Bordez. Mais dans les faits, les gens qui recherchent ce type d’expérience vont à l’encontre des vieilles connotations du “survivalisme” et prônent un esprit de survie positive en pleine nature. Et le terme de “survie” est précisément ce que les gens recherchent sur internet. »

Obsession du bunker

C’est effectivement sur le web que se trouvent les nouvelles contrées du survivalisme ou de l’autonomie - peu importe la dénomination adoptée. Avec, en grands défricheurs, les influenceurs. Les plus grandes influenceuses du monde, les sœurs Kardashian, n’ont-elles pas passé, dans un épisode de la saison 20 de Keeping up with The Kardashian, une nuit dans un bunker afin de se préparer à la fin du monde ? « L’obsession du bunker est culturellement plus américaine que française - héritage de la guerre froide et de la menace nucléaire. Même si la France, pays inquiet et pessimiste, constitue, comme le rappelle l’analyste Jérôme Fourquet dans une étude sur le rapport aux théories de l’effondrement, la patrie de la collapsologie », précise Jean-Baptiste Bourgeois de We Are Social.

Le spécialiste des réseaux sociaux distingue trois grandes familles. « Tout d’abord, le survivalisme en tant que tendance “social media” pour parvenir à une meilleure hygiène de vie, comme Liver King, qui enjoint à revenir à une alimentation primaire pour vivre plus longtemps. Deuxième communauté : ceux qui contribuent à une banalisation, dans une forme de “pop-culturisation” du survivalisme. Ainsi, l’Américain MrBeast désacralise la pratique avec des vidéos telles que 7 jours sur un radeau au milieu de la mer, 50 heures en Antarctique ou Survivre à un crash d’avion. » Même constat en France, avec le youtubeur Inoxtag qui tente l’ascension de l’Everest ou encore Léna Situations et Seb La Frite qui gravissent le Kilimanjaro. Enfin, l’on revient à notre cadre CSP+ urbain en recherche d’évasion, avec la communauté centrée sur l’autosuffisance, et des tutos portant sur les énergies autogénérées et tutti quanti, dans un esprit « lifehack » [système D]. Sur la chaîne du youtubeur Barnabé Chaillot, bricoleur/inventeur, on est ainsi au confluent du concours Lépine et d’Into the Wild.

Grands angoissés

Attention, danger !, prévient néanmoins Jean-Baptiste Bourgeois : dans la jungle des comptes survivalistes, on peut s’engluer comme dans le plus marécageux des sables mouvants. « Cette galaxie est un véritable “rabbit hole” [tourbillon dont il est difficile de s’extraire], met en garde l’expert des réseaux sociaux. Particulièrement sur Tiktok, via la page “For you”, composée de recommandations personnalisées. En une semaine, une personne un peu anxieuse quant à la marche du monde, qui a tendance à stocker trop de rouleaux de papier toilette, peut regarder une vidéo sur l’autosuffisance le lundi, et, par la force de l’algorithme, se retrouver à visionner des posts collapsologistes et complotistes le jeudi… »

Diable. Pourtant, l’actualité semble donner raison aux grands angoissés. Signe fort, dans un rapport daté du 23 avril, la Croix-Rouge préconisait pour tous les Français le « Catakit », sac d’urgence à utiliser en cas de catastrophe climatique extrême. Demain, tous survivalistes ? Oui, mais surtout chez les plus riches, pointe le planneur François Peretti : « La diffusion du “prepping” au sein des élites mondiales constitue un curieux paradoxe, la culture survivaliste s’étant préalablement instituée contre ces mêmes élites ! Pourquoi achètent-elles des îles, se font construire des bunkers à plusieurs millions ? D’abord, précisément parce que notre monde leur laisse entrevoir la fin possible de leur monde, monde de privilèges et d’inégalités accentués jusqu’à l’extrême. »

Dans ce désir d’ériger un nouveau monde, sur les cendres de celui que la démesure humaine a elle-même détruit, le planneur voit un signe d’« ultime hybris », d’orgueil extravagant et fatal. « C’est dans ce sens qu’il faut réellement lire la conquête spatiale, les projets de terraformation : le ciel n’est plus la limite, on y projette un reconditionnement total de notre civilisation industrielle, analyse François Peretti. Dans son article "The Extraterrestrial Imperative", l’ingénieur Krafft Ehricke ne théorisait-il pas la colonisation impérative de l’espace, pour "extraire l’humanité de son monde fini" ? Aujourd’hui, ne suit-on pas la même logique, lorsque ces mêmes milliardaires qui rechignent à préserver un monde courant à sa perte, accélèrent leurs projets de "survie", de départ sur Mars, parce que c’est "plus fun" comme l’a lui-même confié Elon Musk ? Dans ce nouveau Far West, les ultra-riches se rêvent en néo-démiurges, créateurs d’un monde qui finirait d’asseoir leur statut de surhommes symboliques. » De la survie à la sur-vie ?

Vocabulaire de survie

Sur Internet, dans la jungle des comptes survivalistes s’est développée une véritable novlangue de la fin du monde. Quelques exemples à maîtriser en cas de fin du monde.

WROL : néologisme familier des blogs survivalistes, signifie « Without rule of law » [sans règles de droit].

EDV : « Everyday Vehicle, Le matériel qu’on laisse dans sa voiture en permanence en cas de nécessité (accident de voiture, évacuation, etc.).

EDC : « Everyday Carry », matériel minimum que l’on porte sur soi tous les jours, pour survivre.

FEMA : acronyme désignant l’Agence fédérale des situations d’urgence, organisme américain rebaptisé en « Foolishly Expecting Meaningful Aid », c’est-à-dire « Attente idiote d’une aide qui ne sert à rien ».

SHTF. : « When the shit hits the fan », [littéralement, « quand la m… heurte le ventilateur », c’est-à-dire, quand les ennuis commencent], désigne l’apocalypse qui vient… ou pas !

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