Le géant de la pub en ligne a annoncé finalement garder les cookies tiers sur son navigateur Chrome et laisser le choix aux internautes d’activer ou non la Privacy Sandbox. Un revirement de stratégies qui met tous les acteurs de l’adtech en émoi.
Il ne faut pas être cardiaque quand on travaille dans la pub en ligne. Dans un billet de blog, le géant Google a annoncé une nouvelle décision concernant le retrait des cookies tiers de son navigateur Chrome : il va désormais laisser le choix aux utilisateurs. La Privacy Sandbox qui comportait la fin des 3rd party cookies ne sera plus imposée, mais activée ou non par les internautes. C’est un renversement de situation énorme pour Google qui martèle depuis janvier 2020 que les cookies seront supprimés, et a reporté quatre fois la date, tout en affichant en parallèle sa détermination. Ce projet devait finalement aboutir début 2025 et était pendu à la décision de la Competition and Markets Authority britannique (CMA), notamment sur sa mise en place calendaire. Mais ces dernières semaines, les critiques ont commencé à se faire vivement entendre sur le marché, concernant l’efficacité de la Privacy Sandbox, notamment par la voix de Criteo, qui après avoir mené des tests, main dans la main avec Google, déplorait une perte de revenu de 60 % pour les éditeurs, quand Google s’était engagé à ne pas les déprécier de plus de 5 %.
« Google a fait une erreur stratégique en voulant se débarrasser des cookies tiers. Aujourd’hui, Google semble le reconnaître. Ils ont enfin pris en compte ce que le secteur de la publicité dit depuis des années : la « privacy sandbox » n’est pas un bon produit », commente Jeff Green, CEO de The Trade Desk.
« Nous ne pouvons que saluer cette décision qui nous semblait inéluctable au regard des nombreuses lacunes techniques dont souffrait le projet et des risques toujours importants en matière concurrentielle », estime pour sa part l’alliance Digitale dans un communiqué.
La Privacy Sandbox était-elle vraiment viable en l’état ? La décision de Google atteste que non. Mais la décision de laisser le choix à l’utilisateur d’activer ou non la fonctionnalité – et donc de garder ou supprimer les cookies tiers du navigateur – pose de nombreuses questions.
« Un process lamentable »
Sur la méthode, d’une part, où des années de travail et d’investissements semblent mises au rebut en un post de blog. « C’est l’aboutissement lamentable d’un process lamentable, commente Alain Levy, CEO de Weborama. Quand vous détenez 65 % des connexions internet, que vous êtes dans une position extrêmement forte, vous devez avoir le sens des responsabilités. Pendant quatre ans, vous prévenez d’un changement radical sur le marché, à propos de la mesure, du ciblage. De notre côté nous avons tout fait pour travailler en concertation. Nous nous sommes connectés, tous les mardis, avec le W3C, nous avons embauché, testé, fait évoluer nos produits… Et finalement, le projet accouche d’une souris… Est-ce vraiment à la hauteur du niveau de responsabilités ? »
Comme lui, d’autres sons de cloches sont amers, et le travail fournit ne semble pas porter ses fruits. Et ce, sans parler des entreprises qui ont lancé des business exclusivement basés sur la Privacy Sandbox, pensant qu’elle deviendrait le standard du marché. Que vont-elles dire à leurs investisseurs ? « Avec cette décision, l’entreprise met fin à des années d’incertitude pour l’ensemble de l’écosystème où les décisions stratégiques des entreprises et investisseurs du marché étaient contraintes par des blogposts de Google Chrome », tacle l’Alliance Digitale, estimant que la communication de Google est toujours à sens unique, et tombe toujours comme un couperet, laissant les éditeurs et les acteurs de l’open web à la merci de chaque nouveau billet officiel.
Sur le fond, également, de nombreuses questions restent en suspens. « Google ne renonce pas pour autant à son projet », insiste l’Alliance Digitale. Dans des informations supplémentaires au billet de blog, envoyées à Stratégies, Google précise : « Au lieu de supprimer les cookies tiers, nous envisageons d’introduire une nouvelle expérience dans Chrome permettant aux utilisateurs de faire un choix éclairé qui s’applique à l’ensemble de leur navigation sur le web », indique la firme. Elle reportera ainsi sur l’internaute le choix de supprimer ou non les cookies tiers de son navigateur. L’Open Web sera alors double, fonctionnant avec ET sans cookies tiers. Ce qui amènera à compliquer encore la répartition des budgets publicitaires des annonceurs. « Le vrai problème du cookie tiers, c’est que c’est un zombie, déjà mort vivant, estime Alban Peltier, patron d’Antvoice et co-président du Collectif pour les Acteurs du Marketing Digital. Safari l’a supprimé, Firefox l’a supprimé, et déjà des internautes refusent le tracking quand ils arrivent sur un site. Le problème existe quoi qu’il se passe. » Les deux solutions peuvent-elles concrètement coexister ? « Le seul juge sera la performance, estime Alban Peltier, les annonceurs mettront leur argent sur ce qui fonctionne le mieux. » Une performance également jaugée à l’aulne de sa simplicité… Toute usine à gaz trop complexe pour les équipes finira par être évincée.
Timing
L’annonce de Google n’aurait-elle donc vocation qu’à gagner du temps auprès des autorités pour améliorer les performances de la Privacy Sandbox ? La CMA devait donner fin août sa réponse quant à l’acceptation du projet d’implémentation de la Privacy Sandbox et de la dépréciation des cookies tiers, et vérifier si cela ne profitait pas trop à Google versus le marché. Toujours dans ses précisions, Google insiste sur le fait que « Ads a publié ses dernières expériences Privacy Sandbox, qui ont montré des progrès globaux dans l’amélioration des performances sans cookies tiers en utilisant une combinaison de signaux préservant la confidentialité, avec une marge d’amélioration continue », comme pour rassurer tout le monde.
L’autre question qui se pose, c’est de savoir comment Google donnera le choix aux internautes. « Nous ne voyons comment nous pourrions accepter une pop-up additionnelle sur ce sujet puisque celle nous paraît à la fois inutile, difficilement compréhensible pour les utilisateurs et potentiellement anticoncurrentielle », indique l’Alliance Digitale qui se dit « vigilante à ce que cette décision n’aboutisse pas à une situation aussi problématique que celle que nous avons connue avec Apple App Tracking Transparency [d’Apple] et qui fait l’objet d’une notification de grief de la part de l’Autorité de la concurrence française ». La marque à la pomme demande en effet pour chaque application, le consentement de l’utilisateur, ce qui a pour effet de faire chuter drastiquement le taux d’acceptabilité du tracking publicitaire, et donc du rendement des inventaires.
Dépréciation douce
La manière de présenter les choses créera des débats sans fin sur les incitations ou non à accepter ou refuser, tant du point de vue de la publicité en ligne, que du point de vue des associations de défenses de la privacy. Google sait pertinemment qu’il aurait intérêt à éviter cette voie. Mais alors le consentement serait-il « global au navigateur » ? Et l’internaute aura-t-il à accepter pour l’entièreté du navigateur les cookies tiers ? C’est ce que craint une partie de la profession qui s’est justement battue pour que le fonctionnement du marché publicitaire ne soit pas soumis qu’à un clic dans un navigateur.
Quoi qu’il en soit, c’est une sorte de dépréciation douce, qu’a choisie Google, donnant davantage de temps à l’industrie de s’armer contre la disparition du cookie tiers. En affirmant donner le pouvoir à l’internaute, le géant ne fait que laisser le marché se réguler de lui-même. « Même si l’on sait très bien que la manière de présenter les choses oriente beaucoup les choix des utilisateurs », prévient un expert du secteur. Une sorte de libre marché où les plus gros déterminent l’équilibre ?