Conseil
Depuis trois ans, les acteurs du conseil grignotent peu à peu le marché de la publicité et de la communication. Ces dernières semaines, le phénomène s'est accéléré. État des forces en présence.

[Cet article est issu du n°1924 de Stratégies, daté du 9 novembre 2017]

Ce n’était qu’un sujet de discussion, une matière à débat pour la fin des repas entre collègues, une simple hypothèse. Mais une note de Natixis a tout à coup rendu les spéculations concrètes. Très concrètes: «Accenture pourrait racheter WPP». La phrase a éveillé la conscience de tout un secteur: on passait des mots aux dollars. Le 31 octobre, Sir Martin Sorrell, le PDG de WPP, adoptait clairement le mode défensif lors de la présentation de ses résultats trimestriels, balayant d’un revers de main les estimations de la presse qui, selon lui, avait «follement surestimé» l'activité des Big Four (PwC, Deloitte, EY, KPMG) et consorts sur le marketing digital, comparée aux holdings de publicité. Une saillie violente pour le plus british des PDG du monde de la com, contraint à rassurer ses actionnaires. Et pour cause: au-delà d’Accenture, c’est tout le monde du conseil qui lorgne la publicité. Les virtuoses du costard-cravate convoitent le marché des hispters à casquette, et s’en donnent les moyens. Rachats d’entreprises, recrutements de profils créatifs… Deux business opposés courent désormais après le même modèle, depuis que le marketing a ouvert la porte à la technologie.

«Le terme d'annonceur doit changer»

«La concurrence croissante entre les cabinets de conseil et les acteurs traditionnels de la publicité est une réalité tangible», relève David Naim, associé chez EY Advisory. «La convergence entre business et marketing fait que des acteurs d’origines diverses se retrouvent autour d’enjeux similaires d’accompagnement des entreprises», appuie Véronique Beaumont, chief executive officer France de DigitasLBi. Le débat met les acteurs à cran. «C’est un sujet ultra-important, estime Jean-Luc Chetrit, président de l’Union des Annonceurs. Car ce dont on parle, c'est de l’accompagnement des marques. Aujourd’hui, tous les rôles doivent être repensés. Le terme même d’annonceur doit changer. Les marques n’annoncent plus: elles entrent en conversation, une conversation directe, personnalisée, basée sur de la data.» Un nouveau contexte qui crée de nouveaux besoins et appelle en retour de nouvelles réponses. Autant d’opportunités pour les acteurs du marché. Dans un double mouvement, les consultants veulent descendre dans la chaîne de valeur, et les agences, remonter…

Le «savoir-tout-faire»

En creux, le besoin de transversalité: il faut savoir tout faire. À une époque où l’industrie s’occupait de bien savoir fabriquer, et le marketing de bien vendre, succède une époque où les services s'imbriquent, s’emboîtent, où les ventes viennent nourrir la logistique, où le SAV influe sur le R&D… Les marques deviennent servicielles, les services de simples produits, il est de plus en plus complexe de garder un cap stratégique. Autre facteur, «la montée en puissance du travail autour de l’expérience client, devenue une valeur centrale», analyse David Naim.

Peu à peu, les frontières s’effacent. En compétition, les boîtes de consultants se retrouvent face aux agences de publicité. Et dans le meilleur des cas, s’associent. Comme McDonald’s, qui a retenu Capgemini et Publicis.Sapient pour la digitalisation des restaurants (comptoir, etc.) et des services (application, paiement…) dans une quarantaine de pays dans le monde. Une alliance entre les futurs frères ennemis ?Car les sociétés de consulting répondent aussi à un besoin de réassurance auprès des annonceurs. Résultante d'années de rapports parfois un peu troubles... «Les annonceurs sont passés par un climat de défiance envers leurs agences, commente Vincent Luciani, ancien de McKinsey, et DG d’Artefact, une agence de marketing technologique, basée sur la data, qui a depuis fusionné avec Netbooster. Les marques ont vécu des années dans un climat un peu malsain, avec des marges cachées, et peu de transparence sur leurs coûts.»  Il n'en fallait pas plus pour que les sociétés de conseil s'engouffrent dans la brèche, profitant de leur proximité avec les équipes de direction, et poussant le vice jusqu’à devenir tiers de confiance entre les agences et les marques. Un premier coup de pied dans la porte, qui a permis d’aller plus loin. Et d'amorcer une grande offensive, dans laquelle le monde du conseil investit ses milliards.Deloitte et Accenture : des achats tous azimutsDeloitte a commencé les emplettes il y a trois ans. En Suède, avec l’agence digitale Mobiento, et par ailleurs l’agence d’UX Flow Interactive, mais aussi les équipes spécialisées mobile d’Ubermind. En 2016, il s’est offert l’agence créative mondiale Heat. Une frénésie d'achats tous azimuts dans laquelle s'est également engouffrée Accenture. Altima, spécialiste du commerce digital avec lequel des négociations exclusives sont en cours, constituerait ainsi la dix-septième acquisition réalisée par Accenture Interactive depuis 2013. Citons Matter (design et innovation), Wire Stone (marketing créatif), Clearhead (optimisation numérique) ou encore des agences créatives, comme The Monkeys (Australie) et Karmarama (Royaume-Uni). «Il s’agit de savoir intégrer des expertises dans un ensemble plus vaste sans en perdre le sel», complète Claude Chaffiotte, directeur d’Accenture Interactive en France et au Benelux, évoquant une «culture des cultures».

Au final, aujourd'hui quatre groupes de conseil figurent dans le classement Ad Age des plus grosses agences de marketing : Accenture, PwC, IBM et Deloitte…

Contre-attaque: les agences n’hésitent pas à mettre la main au portefeuille pour se renforcer et se diversifier, à l’image de Publicis qui s’est offert Sapient fin 2014 pour la coquette somme de près de trois milliards d’euros. Elles aussi sont allées se positionner sur le conseil, et sur la technologie. «Elles étaient plutôt mal pourvues sur le conseil stratégique et techno, mais se sont mises à niveau», reconnaît un spécialiste du conseil. Les structures n'ont pas eu d'autre choix que de se développer, à l’instar de Dentsu, qui a créé de véritables cabinets sur mesure. Havas s’est positionné sur le contenu, et WPP sur le programmatique.Des profils plus généralistes À ce petit jeu, qui remportera la pub? On reproche souvent aux cabinets de conseil leur manque de créativité. Avoir des idées ne s’invente pas. «Au-delà de la créativité, qui est un héritage et une composante intrinsèque aux groupes publicitaires, c’est surtout l’alchimie entre créativité et technologie - et donc l’hybridation des compétences - qui est cruciale», considère Véronique Beaumont. Les créatifs survivront-ils chez les géants du conseils, aux process multiples? Mais cette organisation si méthodique est aussi un de leurs atouts. «Il est devenu impossible pour une marque de penser sa stratégie de communication sans penser la transversalité, ajoute Vincent Luciani. Sur ce point, les cabinets de conseils ont un avantage. Ils bénéficient de profils plus généralistes, de structures plus larges et de process de communication propres». «Nous sommes nés et organisés de manière horizontale», ponctue Claude Chaffiotte. Mais dans une organisation aussi imposante, monter un projet peut prendre des semaines, alors que le temps de mise sur le marché des produits a été divisé par cinq ou dix…«Les cabinets sont très bons pour vendre des solutions bien packagées et adaptables dans le temps, comme de lourds projets de transformation IT, ajoute Vincent Luciani. Les agences sont beaucoup plus réactives et autonomes».Auront-elles pour autant les reins assez solides? Les agences médias, notamment, rémunérées à la commission, sont confrontées à une baisse de leurs revenus, surtout depuis le boom du programmatique. Alors que du côté des cabinets de conseil, le mode de rémunération en jour-homme apporte une assise financière plus confortable et est également préféré par les annonceurs pour sa transparence.La guerre des talents Enfin cette rivalité se joue aussi sur le terrain du recrutement. «Il existe une vraie guerre des ressources. Et de fait, nos structures attirent», affirme David Naim d’EY, rejoint par Claude Chaffiotte, qui souligne le «pouvoir d’attractivité» d’un acteur comme Accenture. «Cette guerre des talents fait partie de la donne», reconnaît Véronique Beaumont, qui fait remarquer que cabinets de conseil et acteurs de la pub ne sont pas les seuls à briguer ces expertises très recherchées. «Les étudiants et jeunes diplômés sont également courtisés par les Gafa ou les start-up. Ce qui peut mener à une surenchère autour des salaires», éclaire la CEO de DigitasLBi. La bataille a donc aussi lieu sur le terrain de la com RH

Et si, in fine, cela aboutissait à l'émergence d'un nouveau modèle ? C’est en tout cas le positionnement de nouvelles agences, en particulier spécialisées dans la data. « La data est la colonne vertébrale, qui nous permet de structurer notre offre, explique le DG d’Artefact. Le data scientist repère les sources de données sur lesquelles on opère une vision stratégique, des créations publicitaires, et l'on active des médias.» Même stratégie du côté de Fabernovel. «Au départ, le numérique était un sujet périphérique, c’est aujourd’hui la base de l’entreprise », explique Stéphane Distinguin, le président de Fabernovel. On passe donc de l’expertise techno au conseil stratégique, puis à la publicité. Mais «notre objectif n’est pas forcément d’aller nous positionner sur le marché de la créativité», prétend David Naim. Claude Chaffiotte considère, au contraire, qu’Accenture Interactive est déjà présent sur ce terrain, dans la mesure où «la créativité se niche partout avec la data, la technologie ou encore le marketing».Mais in fine, la guerre entre conseil et publicité aura un juge de paix. L'annonceur. Un seul acteur pourra-t-il vraiment tout faire? Non, le conseil et l’achat/revente d’espace publicitaire par exemple ne pourra se faire sous un même toit. «Nous ne sommes pas favorable à ce qu’une même structure opère le conseil et l’achat média», conclut Jean-Luc Chétrit, président de l'UDA. Sur ce point là, en tout cas, le gâteau continuera donc d’avoir des parts bien séparées... 

Le recrutement, nerf de la guerre

Afin d’attirer les meilleurs talents dans leurs rangs, les cabinets de conseil comme les agences publicitaires multiplient les partenariats avec les écoles et les filières spécialisées, un terrain commun sur lesquels ils rivalisent d’inventivité. Dernier exemple en date : la création par Accenture d’un programme baptisé Accenture In Real Life, visant à mieux faire connaître ses différents métiers auprès des futurs diplômés. À la clé, six événements thématiques regroupés sur une plateforme unique et échelonnés jusqu’en mars prochain. Autre illustration : après avoir mis en oeuvre en 2016 un escape game virtuel pour séduire les candidats, PwC entend désormais intégrer ce concept d’escape game au cœur de son processus de recrutement. Mais les acteurs historiques de la publicité ne sont pas en reste, comme le prouve - entre autres - les différentes initiatives mises en place par une structure comme DigitasLBi. Outre un partenariat de six mois mené avec l’Ecole 42, l’agence du groupe Publicis propose également plusieurs programmes immersifs en collaboration avec l’université Assas, l’Essec ou encore HEC.

Chiffres clés

6 milliards: le chiffre d’affaires d’Accenture Interactive attendu en 2017, après une croissance de 51% entre 2015 et 2016

17 : le nombre de rachat d’Accenture Interactive depuis 2013 dans le secteur de la technologie et de la publicité.

3 milliards: le coût du rachat de Sapient par Publicis en novembre 2014, pour contre attaquer sur le conseil en technologie.

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