Environnement
Alors que le monde opère sa transition écologique, une minorité composée de 10 à 15 % d'une population adoptant de nouveaux comportements - le seuil du «point de bascule» - peut changer la norme sociale. Les marques, elles aussi, sont actrices du changement.

Tout commence un vendredi d’août 2018, quand une adolescente suédoise, Greta Thunberg, entame sa grève pour le climat. Le mouvement Fridays for Future est né : conviée partout dans le monde, Greta s’attire le respect de ses millions d’abonnés quand, cohérence oblige, elle prend le train pendant 32 heures pour aller au forum de Davos puis un bateau à voile pendant 14 jours pour rejoindre New York. Au début de l’été 2019, un terme difficile à prononcer se répand sur la toile : le « flygskam » ou honte de prendre l’avion, en suédois. Même pas un signal faible, disent encore, sûrs de leur fait, les dirigeants du transport aérien. Mais voici que l’impensable se produit : mi-2019, les passagers sur les vols domestiques suédois ont baissé de 8,7% et l'augmentation du trafic est tombée de 6,7% à 4,3% en Europe. Et c’est l’emballement : la campagne estivale « Fly Responsibly » de KLM conseille à ses clients de réfléchir avant de prendre l’avion voire… de prendre le train ; en octobre, Air France décide de compenser, en 2020, 100% des émissions de CO2 de ses vols domestiques ; un mois plus tard, pour sauver son business low cost difficilement compatible avec la crise climatique, EasyJet devient la première compagnie aérienne à compenser à ses frais l’intégralité des émissions carbone de ses vols (coût annuel pour l’entreprise : 30 millions d’euros, soit 6% de ses profits), et concède que ce n’est pas la solution à long-terme ; fin 2019, Le Monde propose dix voyages sans avion sur ses « 20 destinations de l’année »… et selon UBS, 21 % des gens ont déjà décidé de réduire leurs voyages en avion - soit une personne sur cinq, cependant qu’une personne sur trois envisage carrément de ne plus prendre l’avion à l’avenir ! Un phénomène qui devrait, toujours selon UBS, réduire de moitié la croissance attendue du trafic aérien et plomber les revenus d'Airbus à l’avenir. Après une année riche en urgences climatiques, on semble avoir passé un point de bascule décisif qui a pris de court le secteur…

Définir le « cool »

Ce sujet du « point de bascule » est bien celui du moment. Selon l’éditorialiste Malcolm Gladwell, auteur en 2000 de The Tipping Point, ce fameux point de bascule se situe autour de 10-15% d’une population : il correspond au seuil à partir duquel une minorité engagée adoptant de nouveaux comportements peut changer la norme sociale et entraîner dans son sillage la majorité silencieuse. Une approche qui a le mérite d’insister sur le fait que la transition écologique ne concerne pas que les comportements individuels mais se joue avant tout collectivement – d’où l’importance de faire changer d’abord les représentations collectives et la reconnaissance sociale accordée aux comportements vertueux. Un changement culturel qui justifie la mobilisation essentielle des intellectuels, des artistes et des médias. Mais aussi des marques, dont l’efficacité est avérée pour définir les normes sociales, dire ce qui est « cool » ou pas…

Sur beaucoup d’autres sujets que l’avion, ce point de bascule semble bien engagé, d’autant plus que selon Daniel Kaplan, cofondateur du Réseau Université de la Pluralité, spécialisé dans la prospective, « certaines limites écologiques sont dépassées de manière irréversible et appellent à une transformation radicale de notre modèle » : songez à l’émergence rapide, même dans le « pays de carnivores » qu’est la France, des questions de bien-être animal et de végétarisme (Nestlé y vend les activités de sa marque Herta en conservant les produits végétariens jugés « beaucoup plus prometteurs que les aliments carnés ») ; pensez à la façon dont consommateurs, entreprises et pouvoirs publics semblent désormais d’accord pour se débarrasser de l’omniprésent plastique à usage unique ; considérez la façon dont la voiture est progressivement éradiquée des centres-villes, un demi-siècle après Pompidou estimant qu’il fallait « adapter la ville à l’automobile » ; regardez l’émergence du  « köpskam » (la honte du shopping, en suédois) dans la mode, qui ringardise l’achat de vêtements neufs plutôt que de seconde main ; observez la folle quête de sens qui s’empare des entreprises françaises cherchant leur raison d’être, maintenant que la loi PACTE et l’émergence du label BCorp ont consacré l’idée que le but lucratif n’est pas incompatible avec l’intérêt collectif.

Points de blocage 

Qui aurait parié sur l’émergence aussi rapide de ces questions, et sur le basculement des pratiques qu’elles susciteront (on l’espère) ? Le paradoxe sur ces sujets, selon Daniel Kaplan, est que « plus on s’approche du point de bascule, plus durs aussi se font les points de blocage » - en témoignent la violence des réactions envers Greta Thunberg et Anne Hidalgo ou l’éviction d’Isabelle Kocher. Pour le chercheur, ces tensions sont liées, d’une part, à l’explosion des inégalités, qui pousse à « considérer l’écologie comme un truc de riches, une manière pour ceux qui ne manquent de rien de faire la leçon aux autres. Choisir de ne pas prendre l’avion, c’est bien, mais ça signifie qu’on a les moyens de voyager… » Et, d’autre part, à la récupération par des démagogues, souvent soutenus par des lobbies corporate, « qui exploitent cette colère légitime pour la tourner en haine des élites et en un refus de principe de tout ce qui pourrait s’opposer à la croissance économique ». Autant dire qu’il est urgent de faire évoluer les offres pour que les comportements verts ne soient plus l’apanage de l’élite ! Tant que la structure économique et fiscale rendra ainsi l’avion moins cher que le train, « le changement restera de l’ordre du sacrifice volontaire de ceux qui peuvent se le permettre et ne fera pas bascule », affirme Daniel Kaplan.

Ce dernier point pourrait être clef pour accélérer le changement. Car le développement durable ne saurait advenir par la force des pionniers, aussi motivés et inspirants soient-ils : la consommation responsable doit gagner la majorité des citoyens, au-delà des « alter-consommateurs » aisés et éduqués. Parce que les défis à relever sont massifs, il faut un effet de masse et l’engagement du plus grand nombre, que seule peut entraîner une transition culturelle, complément nécessaire de la transition écologique, pourtant oubliée de l’Agenda 21 et des ODD [Objectifs de développement durable, ndlr]…

Interview

« Les marques ont un rôle majeur à jouer dans le passage au point de bascule »

Erwan Lecœur, sociologue consultant, chercheur associé au laboratoire UMR-Pacte spécialisé dans les sciences sociales 



D’où vient la théorie du point de bascule ?

En amont du livre de Gladwell, il y a le travail de psychologie sociale de Serge Moscovici sur les minorités actives, en 1979, qui identifie les étapes nécessaires à ce « point de bascule ». D’abord une personnalité leader, source crédible de la nouvelle vision, fédère autour d’elle un groupe d’individus voulant s’opposer au statu-quo. Puis un discours consistant et structuré, avec des mots reconnaissables, est repris par des gens qui ne sont pas dans la minorité, mais s’en approprient le langage et le crédibilisent plus largement ; c’est là que ces arguments sont aussi critiqués et combattus, signe positif qu’ils sont pris au sérieux. Enfin, le discours rallie une « majorité culturelle » : le monde politique ou économique, les consommateurs engagés, qui peuvent changer la norme sociale. A ce stade, la minorité active a créé un mouvement d’opinion majoritaire : la plupart des gens sont prêts à accepter sa vision alternative du monde, qui devient normale. Cela s’est passé sur le mariage gay, les féminicides, les crimes pédophiles ou l’écologie. Comme le disait Gandhi, tout mouvement passe par ces phases : l’indifférence, la raillerie, les injures et enfin le succès !

 

Quels sont les acteurs de l’accélération vers le point de bascule ?

Le phénomène s’accélère avec les modes ou le rythme de vie, selon le sociologue Harmut Rosa : au milieu du 20e siècle, il fallait une génération, soit 20-25 ans, pour qu’un sujet bascule ; dans les années 70, ce n’était plus que 10 à 15 ans ; aujourd’hui, il suffit de 5 ans, ou moins ! Les accélérateurs de changement sont ceux qui façonnent les nouveaux imaginaires et orientent nos modes de vie : artistes, scientifiques, acteurs des transitions et, naturellement, médias.

 

Quel est le rôle particulier des marques ?

Elles ont un rôle majeur à jouer dans le passage au point de bascule. Elles sont des points de repère décisifs, proposant, par les produits, la publicité et le marketing, des façons de vivre au plus grand nombre et définissant les nouveaux imaginaires de la réussite sociale, notamment dans le luxe. La question-clef est bien de savoir comment se crée la nouvelle distinction sociale, qui ne passe plus par une Rolex à 50 ans mais par des produits d’un nouveau genre, comme les aliments dont on connaît l’origine ou le producteur. Cela ne concerne que les « bobos » au départ mais ils influencent la société - c’est ainsi que le bio, le vegan, le local passent du luxe à la normalité.

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