Consommation
Ses partisans présentent cette tendance à l'éco-frugalité (ou minimalisme) comme un tsunami susceptible de réenchanter la société de consommation. Ou comment concilier développement durable, façon de vivre sans gaspillage et économies. Sans se serrer la ceinture pour autant.

La quarantaine élégante et smart, Philippe Lévêque rendrait presque jaloux pour la qualité de sa veste en tweed. La griffe ? «Emmaüs», répond cet ancien broker de Merril Lynch, attablé devant une assiette de crudités épicées d'un restaurant bio. En mai 2017, ce financier qui se souvient être resté pendant treize ans dans la «salle des machines du capitalisme» a lancé une offre d'ateliers sous le label «Ecofrugal» à destination des entreprises. À partir d'un guide maison recensant tous les comportements vertueux, il a articulé ses sessions autour de quatre thématiques : «zéro déchet», «habitat», «bio-végétarien» et «mobilité». Derrière ces axes de travail, une cinquantaine d'ateliers et tout un ensemble de valeurs qui vont du circuit court au «do it yourself» en passant par l'équitable, l'entraide, le made in France, le slow ou le troc.

Épicurisme

L'éco-frugalité ? Un concept qui n'a pas grand chose à voir avec la décroissance même si l'un de ses slogans est «consommer moins pour vivre mieux». Philippe Lévêque y voit surtout l'opportunité de faire coïncider des solutions de développement durable et des gains en pouvoir d'achat. «Ce n'est pas une forme d'appauvrissement mais une façon de mettre l'innovation au service de la croissance du niveau de vie, relate-t-il, il s'agit de déterminer ce qui est important pour soi et de faire plus avec moins dans un monde de surproduction : plus de confort, plus d'éducation, plus de bien-être... Il faut faire en sorte que la croissance continue mais une croissance qui ne soit plus corrélée au carbone.» Sa mouvance puise ses sources dans Épicure et sa philosophie du plaisir dans une économie de moyens. À la mauvaise conscience sur l'impact environnemental, il substitue un mode de vie où chacun trouve son sens à travers une consommation responsable.

Une telle démarche n'a rien d'une douce utopie. Car les signes de cette révolution des mentalités sont partout. Le covoiturage et l'économie de partage n'en sont qu'un des aspects. C'est aussi la recherche de mobilités douces –que les entreprises de plus 100 salariés sont tenues d'encourager depuis le 1er janvier 2018– à travers le vélo ou des transporteurs électriques. Sans oublier les ateliers de réparation de cycles fondés sur l'entraide ou le recyclage d'objets... «Nespresso a proposé de récupérer ses machines-test en panne et de les remplacer par d'autres, de deuxième main, illustre Gildas Bonnel, patron de l'agence Sidièse. Résultat, un quart des personnes ont dit que ça leur allait. Au sentiment de propriété, on préfère l'usage. Cela traduit une époque où l'on ressent un besoin de s'alléger... C'est l'amplification d'un mouvement très joyeux de transition écologique, avec de gros enjeux de communication car il est très important de réconforter les gens en montrant que cette société de la frugalité est synonyme de santé, de jeunesse, de bonheur et de connexion aux autres.»

 

Green Friday contre Black Friday

À l'opposé de l'obsolescence programmée, nombreuses sont les entreprises à avoir investi le créneau de l'économie durable. Seb, qui affiche 5,5 milliards d'euros de chiffres d'affaires, propose une garantie de ses produits sur dix ans. Michelin comme Oscaro, spécialiste de pièces détachées en ligne, sont partenaires du mouvement «Halte à l'obsolescence programmée» et luttent contre un modèle ultra-consumériste où les industriels européens sont peu compétitifs face aux usines chinoises. Pierre-Noël Luiggi, PDG d'Oscaro.com qui héberge Ecofrugal dans ses locaux parisiens, met en cause le lobbying des constructeurs automobiles qui organisent leur filière après-vente au détriment de services de réparations non intégrés. «C'est la lutte de l'innovation contre le rentier, de la fabrication décentralisée contre la production centralisée», résume-t-il.

 

Du côté de l'environnement et du bio, les signes de mutations se multiplient. Jesper Brodin, le nouveau patron d'Ikea, a expliqué en janvier à Davos qu'il voulait expérimenter la location de meubles sous forme de forfaits ou d'abonnement pour répondre aux consommateurs qui s'intéressent de plus en plus à l'impact écologique de leur achat. Contre le Black Friday et pour se démarquer des incitations au gaspillage, la Camif soutient depuis novembre le Green Friday en faveur du recyclage par le don. Biocoop, issu du commerce équitable, en est à 450 enseignes et affiche une croissance de 20% en 2017. Toutes les semaines s'ouvre un Day By Day, des magasins en vrac pour lutter contre l'emballage. La chaîne de restauration rapide belge Exki compte 92 restaurants bio en Europe. Même le géant Carrefour, avec ses Carrefour bio et son axe de «transition alimentaire», annoncé en janvier par son PDG Alexandre Bompard, semble désireux de se joindre au mouvement. «C'est assez malin, ils ont bien senti le truc, observe Gildas Bonnel, même si certains acteurs de la bio ont peur que cela participe à un recul du cahier des charges du bio.» 

Du côté de la publicité aussi, la prise de conscience existe. En 2011, Patagonia faisait paraître une double page dans le New York Times le jour du Black Friday avec une polaire et un appel à faire un geste pour la planète : «Don't buy this jacket». Depuis, un spot de Volvo montre un véhicule surfant au dessus d'un empilement d'achats pour matérialiser le désir de ne pas être possédé par les choses. En avril 2016, H&M s'est lancé le défi de collecter mille tonnes d'habits à recycler a l'aide d'une campagne avec Mia. Le slogan ? «Rewear it».

L'innovation Jugaad

«L'écofrugalité, ce n'est pas consommer moins mais consommer autrement, observe Manon Le Roy-Oclin, planneuse stratégique chez BETC, on la retrouve dans l'innovation “jugaad”, cette économie hindoue de la frugalité qui consiste à faire mieux avec moins, comme un monte-charge avec un moteur de solex. C'est une manière ultra-innovante de vivre et un puissant vecteur de créativité qui peut être une opportunité pour les marques dans leurs prises de parole.» Les pays émergents, et notamment africains, ne sont-ils pas les rois de la récup ? Le consumer report de l'agence montre d'ailleurs que les précurseurs de tendances dits «prosumers" sont nettement sensibles aux thèmes du danger planétaire de la surconsommation, du consommer mieux et de la responsabilité de chacun pour rendre le monde meilleur.

Consommer moins ou mieux? En réalité, le mieux comporte toujours une part de moins. Selon Philippe Lévêque, l'éco-frugalité est une économie du désir qui fait des heureux et des euros. «Le circuit court se fait au bénéfice de l'emploi local et le fait maison génère des économies au niveau des postes budgétaires.» Ce n'est pas le cas des produits manufacturés dont personne ne paye l'empreinte carbone. «Le tee-shirt à cinq euros, c'est quoi son prix réel avec le retraitement des eaux en Chine?» Derrière l'écofrugal, demeure l'économiste. Pas seulement l'économe. 

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