En 2019, 75% des patrons se disaient sereins face à l’évolution de l’économie mondiale, selon une étude réalisée par KPMG. Un an plus tard, ils sont moins de 50%, et ce chiffre ne cesse de baisser. C’est dire si le contexte invite à l’humilité ! Menacées dans leur survie, les entreprises doivent se transformer, et avec elles, leurs cadres dirigeants. Loin de l’idée qu’on s’en fait, le leader ne peut plus être (qu’) un visionnaire pétri de certitudes, suivi par des fidèles abdiquant toute fierté personnelle. Le Covid-19 a définitivement remis au goût du jour le doute cartésien et la valeur du collectif.
En 2020, le leader est celui qui sait remettre en question ce qu’il tenait pour acquis. C’est aussi celui qui sait se mettre au service de son équipe pour réinventer son entreprise. Une posture qui requiert ténacité, abnégation, et surtout beaucoup de courage. Le chef à l’intuition infaillible est une figure qui n’a peut-être jamais vécu qu’au cinéma. La vérité, c’est qu’il n’est aucune «idée de génie» qui protège son créateur indéfiniment. Vingt ans plus tard, l’enseignement de Christensen n’a pas pris une ride. Préférant croire en la solidité de leur business model, bon nombre de dirigeants ignorent les révolutions d’usage qui remettent au cause leur vision du monde.
C’est l’arrogance de BlackBerry critiquant les défauts de sécurité de l’iPhone. C’est l’aveuglement de grandes enseignes, qui sous-estiment l’attractivité du e-commerce et des communautés de consommateurs, et tombent des nues pendant le premier confinement : pour certains, leur chiffre d’affaires a chuté de 90 à 95% ! Les exemples sont légions, et valident le constat dressé par le professeur Robert Kegan : ayant du mal à se défaire de leurs convictions, la plupart des dirigeants ne parviennent pas à appréhender la complexité de leur environnement et à agir en conséquence.
Ainsi, le premier courage du leader est de se libérer de ses modèles mentaux et de prendre des décisions parfois inattendues. C’est le cas de Pierre & Vacances récemment, qui a transformé certains espaces de vacances en espaces de télétravail. Comme le faisait valoir Jill Ader, présidente d’Egon Zehnder, «l’heure n’est plus au patron qui sait tout», mais bel et bien au patron qui s’adapte.
L’aporie du leadership individuel
On le voit, le mythe de l’individu génial ne tient plus. Un dirigeant ne peut plus tirer son épingle du jeu s’il ignore les signaux faibles de son marché. Il ne peut pas davantage faire grandir son entreprise s’il ne sait ni s’entourer ni «développer une culture collective du leadership», comme le dit Jean-Luc Obin. Autrement dit, sans équipe solide, un patron ne pèse plus grand-chose. De fait, le second courage du leader contemporain, c’est bien de savoir mettre son ego en sourdine et ne pas chercher à briller à tout prix. S’il est un bon leader, il doit avoir l’humilité de recruter des experts bien meilleurs que lui dans leur domaine.
Une entreprise n’a pas besoin qu’un héros solitaire porte tout sur ses épaules. Elle n’a même pas besoin de réunir entre ses murs les individus les plus brillants sur le papier. Remémorons-nous l’histoire des Oakland Athletics, racontée dans le film Le Stratège : cette équipe de baseball en perte d’attractivité a battu des records en créant un collectif qui fonctionne, plutôt qu’en alignant un casting de stars. La même logique a permis à Montpellier de gagner le championnat de France en 2012, et ce type d’exemple ne manque pas dans l’univers du sport.
Cette stratégie suppose que le leader mise réellement sur les talents qui travaillent avec lui. En clair, le leader ne peut pas être un «sachant» qui se plaint d’être entouré d’incompétents. La confiance, vecteur de changement, est le maître mot de la résilience. Au cœur de la pandémie, Michelin a pris ce pari de faire du leadership et de l’innovation l’affaire de tous, et non la prérogative d’une poignée d’élus. Et à mon sens, ce pari est un acte fort de la part des dirigeants.
Le leader au service de son équipe
A l’heure où le coopératif fait toute la différence, il me semble important que le chef se mette au service de son équipe. Sans être un expert omnipotent, sa feuille de route est exigeante. A l’image d'un chef d’orchestre, il doit créer une synergie de groupe. A l’instar du coach, il doit aider ses collaborateurs à libérer leur potentiel. C’est un changement de mentalité radical qu’appelle «le monde d’après».
Il n’y a pas si longtemps, le coaching était le style de leadership le moins apprécié car le manager se sentait remis en cause dans son autorité. Aujourd’hui encore, le patron tient encore trop souvent à contrôler l’ensemble de ses troupes. Preuve en est, la pointeuse encore présente dans beaucoup d’entreprises en France et dans le monde. Et que dire du télétravail, qui fait l’objet de moult contrôles concernant les horaires de connexion plutôt que la valeur créée.
Or, on ne tirera plus la moindre valeur de ce modèle basé sur la défiance. L’entreprise sortira grandie de l’épreuve qu’elle traverse si elle réussit à responsabiliser ses collaborateurs, plutôt que de les laisser «libres de faire ce qu’on leur dit», pour reprendre l'expression de Johann Chapoutot dans son ouvrage Libres d’obéir. Les talents d’aujourd’hui sont en mal de sens. En les emmenant vers un futur commun et en leur permettant d’avoir une «voix qui compte», le leader peut répondre à cette quête. C’est en cela que, dès aujourd’hui, il sera reconnu comme génial.