À chaque époque son obsession. Et dans l’environnement professionnel, il semblerait qu’il soit désormais de bon ton de servir bienveillance et résilience à toutes les sauces. Sous la bannière de ces nouvelles valeurs à la mode, toutes les mesures sont permises pour prouver son engagement : dans l’arsenal, on retrouve souvent baby-foot, chief happiness officer, monitoring de l’humeur salariale, corbeilles de fruits… Dans certaines entreprises, l’habit doit faire le moine, et si vous n’êtes pas si épanoui dans votre poste, le culture design se chargera de faire croire le contraire.
Bienveillance. Résilience. Ces mots caractérisent de façon tranchée notre époque et représentent les valeurs cardinales de l’instant. Par opposition, les vertus des années 80 étaient associées à l’imagerie des Golden Boys, vantant la conquête, l’égo, la force dans la publicité, dans les médias, et même dans les conversations privées. Quel chemin parcouru… Aujourd’hui, le bonheur à toute épreuve semble posé comme principe non négociable. Tout doit converger vers cet objectif. Pour 81% des salariés (+25% en deux ans), le bien-être est devenu un enjeu crucial de l’expérience collaborateur, dont dépendra la réussite durable d’une entreprise. C’est dire la place prépondérante qu’occupe ce sujet dans la vie de chacun, qui marque un contraste avec la réalité d’une société à feu et à sang.
En suivant cette logique pourtant, tout laisse à croire que le bonheur se logerait à l’extérieur de soi. Il est attribut du sujet ; sans lui, ni le travail, ni les relations ne peuvent réellement s’épanouir, il est un essentiel dont on ne peut se priver. Quelle pression que l’on délèguerait alors à son employeur ou même à son entourage !
Posture infantilisante
Historiquement, et au sens littéral du terme, une entreprise a pour rôles principaux de générer des actifs et de créer de la valeur. Dans cette nouvelle ère, elle doit aussi créer des valeurs, formaliser son triumvirat but-mission-raison d’être pour être audible et crédible auprès de ses publics. L’entreprise a la chance de pouvoir s’exprimer sous bien des couleurs et des formes, de se raconter, d’affirmer son ADN et sa subtilité. Elle doit à présent revêtir un rôle social, vis-à-vis de l’interne comme de l’externe, pour fidéliser ses audiences. Est-ce pourtant bien le rôle d’une entreprise de rendre son collaborateur heureux ?
Personne ne dispose de la recette du bonheur, mais le bien-être individuel est une fondation essentielle du bien-être en entreprise. Je ne suis pas convaincue qu’il soit dans les cordes d’un environnement professionnel que de garantir le bonheur des employés : ce serait mésestimer l’autonomie des collaborateurs, et prendre une posture infantilisante à l’égard de son équipe. En revanche, l’entreprise ne doit en aucun cas être un lieu de souffrance.
La bienveillance doit s’exprimer par la liberté que nous offrons à chaque individu de pouvoir devenir ce qu’ils veulent être. Nous nous efforçons de créer un périmètre suffisamment vaste pour qu’il se déploie. Le travail permet de s’accomplir, mais il ne s’agit que d’un outil dans le chemin vers l’épanouissement personnel. Le bonheur correspond à la réalité de chacun, et ce n’est pas, à mon sens, à l’entreprise de définir la feuille de route personnelle de ses équipes. C’est d’abord impossible. Et c’est autrement plus complexe que d’installer un baby-foot ou d’offrir des congés illimités. La vérité est beaucoup plus individuelle, et l’épanouissement est un chemin.
L’énergie d’un collectif
Il serait probablement plus simple d’apporter une réponse générique à la question si tous les collaborateurs agissaient comme un seul homme. Mais ce qui fait le sel de l’entreprise, c’est la variété des profils et la singularité des talents et tempéraments. L’entreprise n’est pas une armée dont les soldats marchent au pas de l’oie. Elle chemine tel un corps humain, où chaque entité occupe un rôle bien défini, noble et essentiel. Un corps ne peut se couper d’un organe vital, il est donc impératif de veiller à chacun, pour lui fournir des conditions propices à son bon fonctionnement et à sa croissance.
S’il existe bien une certitude, c’est que l’inverse de la bienveillance ne fonctionne pas. La douleur traumatise le corps de l’entreprise, c’est-à-dire nous tous. Il est par conséquent temps de démanteler cette idéologie qui promet le bonheur - ou son illusion -, et qui pourtant épuise, invalide les ressources humaines, qui se verront récompensées de leur implication par des afterworks, des pizzas livrées, ou un massage devant son écran de bureau. Mais jamais par une montée en compétences, ou par des paroles encourageantes. La bienveillance, si elle doit être nommée ainsi, peut coexister avec l’exigence, l’excellence, pas seulement celle des dirigeants.
En réalité, elle n’est même pas un sujet, elle n’est pas créée de toutes pièces. Elle est l’émanation naturelle de l’énergie d’un collectif qui intègre nos clients. Elle s’incarne par le contrat de confiance implicite entre collaborateurs, clients, partenaires, direction, et garantit la dignité pour chaque partie prenante : ne pas accabler, ne pas décrédibiliser, s’envisager comme un seul corps, savoir se déconstruire, entendre ce que des voix parfois dissonantes ont à dire, sans juger. Dans ce contexte si fragile, où les santés mentales sont éprouvées, le travail ne doit pas être sujet à anxiété. Il doit permettre d’évoluer dans son poste sans peur, en autonomie, avec la souplesse nécessaire des emplois du temps et des conditions de travail, afin que tous puissent avoir la latitude de se chercher soi-même, et de s’accomplir.