Recrutement
Avec un marché de l’emploi totalement chamboulé, les jeunes diplômés semblent revoir leurs préférences pour leurs premiers pas dans la vie active. L’heure de la revanche pour les grands groupes a peut-être sonné.

La « start-up nation » chère à Emmanuel Macron prendrait-elle l’eau ? En partenariat avec l’institut de sondages Harris Interactive, l’agence Epoka a jeté un pavé dans la mare avec sa dernière enquête, publiée fin octobre – la huitième du genre – sur les 18-30 ans. Seuls un quart des jeunes voudraient débuter dans une start-up, peut-on lire, soit cinq points de moins qu’en 2019. Et l’envie d’intégrer une grande entreprise française progresse de deux points, pour se placer à 58%. Une surprise ? « Le milieu des start-up a explosé ces cinq dernières années au point d’être perçu comme un environnement classique de travail lors du premier choix de parcours professionnel, commente Céline Le Bail, directrice du conseil stratégique et partenariats de l'agence, un lieu où s’épanouir. Alimenté par la crise actuelle, le recul d’intérêt va de pair avec une perte de confiance que les jeunes ont dans leur diplôme. 45 % des jeunes diplômés pensent aujourd’hui qu’il est facile de s’insérer, contre 83 % il y a un an.  »

Les grandes entreprises comme valeurs refuges

Les statistiques d’Epoka n’ont pas de quoi surprendre les équipes de Mazars, l’un des big four de l’audit, et « gros consommateur » de jeunes diplômés. En 2020, 20 000 candidatures supplémentaires leur sont parvenues pour atteindre le chiffre total de 60 000 (+30 % en un an). « L’effet crise est perceptible, constate Charlotte Gouiard, responsable recrutement juniors. Si les jeunes n’évoquent pas ouvertement leur changement de stratégie lors des entretiens, ils disent volontiers se projeter dans une start-up après leur expérience au sein de notre cabinet. » Une nouveauté. 

Avec 84 salariés à la clé et une création qui remonte à 2006, Eurécia – société éditrice de logiciels RH – capte elle aussi un volume de candidatures plus important en 2020. Des candidats plus nombreux et plus curieux, aussi. Parmi leurs questions : « Quel est votre taux de croissance prévisionnel ? Pour quelles raisons votre entreprise est-elle moins impactée par la crise ? Qu’est-ce qui vous permet d’assurer une croissance à deux chiffres ?... »  « Quand la rémunération pouvait faire la différence auparavant, ils se préoccupent aujourd’hui davantage de la santé financière de notre société, rapporte Valérie Négret, directrice des opérations. “Comment ?” “Pourquoi ? Ils cherchent à se rassurer. À se projeter à long terme. » 86 % des start-up ne survivent pas au-delà de trois ans. Un taux qui invite à la prudence, forcément, dans un contexte de crise économique marquée. « Sans parler de désintérêt, la crainte qu’elles déposent le bilan pousse les jeunes à opter pour l’assurance d’un grand groupe », constate Sabine Mota du cabinet de recrutement Fed. Pour Céline Le Bail, « c’est fin du monde contre fin de mois ».

Vers une nouvelle ère des start-up

Fondateur de Choose, une marketplace lifestyle française, Timothée Richard n’est pas inquiet. « C’est même assez sain, commente-t-il. Après un courant qui prônait “tous en start-up”, je ne vois que du positif. Tout comme il y a eu précédemment les “tous dans la finance”, “tous dans le luxe”…, c’est un cycle. Un effet de balancier. » Mais il n’y a pas que ça. La version “bisounours” de l’univers des start-up a vécu. Tout comme l’image de la réussite financière rapide. À la lecture de l’étude d’Epoka, les langues se délient. « Le sujet est encore un peu tabou, souligne Antoine Dupont, fondateur d’Auxivia, spécialisée dans le verre connecté. Travailler dans les start-up nécessite des compromissions : les avantages y sont moins nombreux, le salaire y est inférieur, le turn over très développé, les métiers évoluent très vite... D’où la question centrale : comment garder les talents ? Cet univers n’est pas adapté à tout le monde. Ce n’est pas un schéma idéal. » Un discours pas si fréquent.

À l’origine du concept de la marque employeur, Didier Pitelet n’hésite pas à parler de « désacralisation ». Pascal Peny, membre du groupe de travail entrepreneuriat de la Conférence des grandes écoles, préfère évoquer une « phase d’atterrissage » ou « de maturité » : « Les stages sont mal encadrés, ou alors avec un changement de thématique en cours de route, et ce hors contexte de la crise. Ne serait-ce que sur les stages, les grands groupes reviennent en force.  »

 

La mutation des grandes entreprises

Tendance à long terme ou pur opportunisme ? Il est trop tôt pour trancher. Mais, perceptible pendant plusieurs années, le désamour vis-à-vis des grandes entreprises les a poussées à revoir leur copie. « L’imbrication entre les deux modèles économiques et d’organisation est à souligner, commente Franck Chéron, associé conseil capital humain chez Deloitte, mastodonte du conseil. Les incubateurs, le développement du télétravail, la création des tiers-lieux, des concours pour lancer des projets innovants… les grandes entreprises ont repris certains codes des start-up. » Votée en 2019, la loi Pacte – pour Plan d'action pour la croissance et la transformation des entreprises – constitue un levier supplémentaire pour aider les poids lourds de l’économie à muter, répondre à la quête de sens souvent mise en avant dans les critères de choix de la Génération Z comme des plus expérimentés. « L’entreprise à mission » est née, avec l’affichage d’un ADN sociétal ou environnemental, par exemple.  Danone a été la première à l’adopter, même si la Bourse demande aujourd'hui des comptes. Preuve de la porosité des deux mondes : Cognitive Companions, cabinet conseil en stratégie et transformation, planche actuellement sur le libellé de sa raison d’être, avec la création d’un centre de recherche. À la manœuvre, Lucie Cuisset, jeune diplômée qui a fait le choix d’une petite structure de 17 collaborateurs.

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