Philippe Rouzeau est un homme heureux. Son cabinet conseil spécialisé dans la validation des acquis de l’expérience (VAE), Enthéor, connaît une croissance inédite. Très implanté en région Provence-Alpes-Côte d’Azur et Rhône-Alpes, l'entreprise – dont le siège social se trouve à Lyon – est débordée, au point de recruter 30 collaborateurs supplémentaires, appelés des accompagnateurs. « Avec 300 processus d’accompagnement au premier semestre, tous diplômes confondus, détaille-t-il, c’est quasiment 100 % de progression. Le confinement et le télétravail ont donné aux salariés (et autres) du temps pour entamer une réflexion, un retour sur eux-mêmes. Ils se sont interrogés. D’où viennent-ils ? Que veulent-ils faire demain ? Aussi, décrocher tout ou partie d’un diplôme en se basant sur les compétences déjà acquises est perçu comme une assurance de passer le cap des entretiens de recrutement, dans un contexte où le risque de se retrouver sur le marché de l’emploi existe. » Le gouvernement craint la suppression de 800 000 emplois avant la fin de l'année.
30 000 diplômés par an
VAE ? Le sigle a parfois la froideur de la nomenclature RH. Fin septembre, il a pourtant une saveur bien réelle pour Saïd Achelhaj. Ce consultant systèmes, réseaux et sécurité brigue une licence professionnelle. Autodidacte, avec en tout et pour tout le niveau bac comme passeport, il a connu pourtant une « ascension fulgurante, dit-il lui-même, avec le boom de l’informatique des années 2000 »… mais qui marque le pas « sans ce bout de papier qu’est le diplôme ». Explications de celui qui se fixe pour objectif de devenir directeur des systèmes d’information (DSI) dans trois ou quatre ans : « Avoir des certifications dans les nouvelles technologies est un bon point, mais le salaire est divisé par deux sans un certain niveau de diplôme. »
Comme Saïd Achelhaj, 30 000 candidats – le chiffre est stable, même si on a noté un très net tassement fin 2019 – passent chaque année à la moulinette leurs différentes expériences professionnelles et décrochent un diplôme, du certificat d’aptitude professionnelle (CAP) au master 2, au terme d’un parcours de neuf mois en moyenne. « On accouche des compétences comme d’une grossesse, résume Aurélie Landru, en charge du sujet pour les écoles du réseau des grandes écoles spécialisées (GES). Une vraie introspection professionnelle, doublée d’une fouille archéologique quand il faut remonter dix ans en arrière. Une démarche active qui doit prouver – par écrit – que les candidats ont bien les compétences du diplôme visé. » C’est le fameux livret II.
Un dispositif sous-évalué
« Pourtant moderne d’esprit, ce dispositif est lourd, déplore Sophie Serratrice, associée chez PwC – cabinet conseil et d’audit –, en charge de la practice RH. Il y a des livrets à rédiger et une commission devant laquelle il faut passer quand, sur Linkedin, il suffit de déclarer ses compétences. Et les Français ont plutôt tendance à se “sous-vendre” qu’à se “sur-vendre”. Pour 80 % des CEO (pour chief executive officer), le manque de compétences est un sujet majeur. Il en va de la compétitivité. Quand l’enjeu est de passer en revue les compétences dont l’entreprise va avoir besoin demain – l’outskilling –, la VAE regarde dans le rétroviseur. » Le constat est dur, mais souvent partagé.
Pourtant expert-accompagnateur en VAE depuis quinze ans, Stéphane Jacquet parle sans langue de bois. La mécanique souffre, à l'entendre, d'une image de marque qui en ferait une modalité réservée à des diplômes peu qualifiants, alors que la première VAE visait, historiquement, un diplôme d’ingénieur. De plus, la quantité vertigineuse de diplômes noierait même les plus motivés. Sans compter la culture française qui privilégie toujours le diplôme validé en formation initiale ou l’absence de formations des accompagnateurs… Les griefs sont pléthoriques.
Outil de reclassement
« Depuis trois ans, avec Norbert Jaouen, délégué national en charge de la VAE auprès du ministère de l’Éducation nationale, je cherche à développer une formation d’accompagnateur. Face aux murs rencontrés, on jette l’éponge. Le projet se fera mais… au Sénégal. » Et c’est sans compter le peu d’enthousiasme de l’université ou bien encore des écoles d’ingénieurs ou de commerce. Très présent sur le web sur le sujet, le réseau GES fait figure d’exception. L’ISC va en faire un de ses axes de développement à compter de cette rentrée, se désolidarisant d’autres chefs d’établissement qui pensent que cela revient à brader le diplôme.
En dépit des critiques nombreuses, la VAE vit un nouveau souffle… « Avec les nombreuses ruptures de contrat qui se profilent, les plans de sauvegarde de l’emploi, souligne Thomas Montpellier, avocat en droit du travail, s’atteler à une VAE, suivie d’une formation, peut entrer dans la négociation. » Meilleure est l’employabilité des futurs ex-collaborateurs, plus court sera le plan de reclassement, et donc moins coûteux. Directeur général d’Alixio, cabinet conseil en transformation RH, Philippe Vivien appelle de ses vœux « une révolution de la VAE, une version 2.0 ou 3.0 pour en faire un vrai levier d’une politique managériale ». La réforme prochainement annoncée sera-t-elle à la hauteur de cette ambition?
Trois questions à…
David Rivoire, fondateur du cabinet Les 2 Rives spécialisé dans l’accompagnement à la VAE, co-auteur du rapport qui sera remis au gouvernement dans les prochains jours
« On ne s'intéresse jamais aux invisibles »
Depuis combien de temps travaillez-vous à la réforme de la validation des acquis de l’expérience (VAE) ?
La lettre de mission date du 19 décembre dernier. Pas moins de cent auditions ont été réalisées dans ce cadre, avec une date de rendu initialement fixée à début juillet, décalée en raison du contexte actuel. D’une trentaine de pages, et fort d’une vingtaine de mesures, ce rapport devrait être remis dans les jours à venir. Outil formidable, la VAE est le parent pauvre de la formation professionnelle, or elle devrait être au cœur de la pédagogie, avec ce principe innovant d’apprendre en faisant.
Quels sont les premiers points d’amélioration ?
On efface tout et on recommence ! Sur 55 000 candidats qui passent devant le jury, 30 000 décrochent un diplôme complet chaque année – on parle de VAE totale. C’est l’ordre de grandeur qu’il faut retenir, mais combien le tentent ? Combien demandent des informations sans lancer le processus ? On ne s’intéresse jamais à ceux-là, les invisibles ! Comment les rattrape-t-on ? Le chiffre de 30 000 est un peu l’arbre qui cache la forêt. Et les 25 000 qui ont obtenu un bout de diplôme, qu’en font-ils ? La validation devient un accident. Le parcours doit-être accompagné.
Quel serait le budget à allouer à la VAE nouvelle manière ?
Entre 100 et 200 millions par an, c’est la fourchette dans laquelle on doit se situer. Mais, dans la réflexion, les économies réalisées grâce au retour à l’emploi doivent être également intégrées. Actuellement, il est impossible d’évaluer le budget tant il est atomisé. Ce dispositif reste aujourd’hui sous-utilisé.