Entreprise
La crise sanitaire qui frappe la France – et le monde - de plein fouet peut aussi constituer une opportunité pour tester de nouvelles pratiques. Certaines sont passées de l'expérimentation à l'intégration. Et pourraient perdurer. Une source d’inspiration ?

Recul du PIB de plus de six points, 246 000 chômeurs supplémentaires en mars (soit +7,1 %), mauvais indicateurs économiques... Derrière ce sombre tableau apparaissent des raisons d’espérer. Le changement de matrice s’opère aussi à travers des innovations managériales. « Sous la contrainte, on innove mieux. C’est aussi vrai en matière de ressources humaines », commente Loïc Jouenne, associé du cabinet d’expertise ConvictionsRH. Un focus en trois points. 

  • La généralisation du télétravail 

70 % des Français ont pratiqué le télétravail – certains l’ont même découvert à cette occasion. C’est l’un des enseignements d’une étude, datée de la fin mars, signée Deskeo, spécialisé dans les bureaux flexibles en France. Trois ans plus tôt, un quart seulement y avaient recours, ponctuellement ou régulièrement, selon l’Ifop. Une conversion à marche forcée qui pourrait perdurer ? « Si les boîtes 100 % distribuées sont légion dans les IT [information technologies] sans locaux fixes, constate Grégory Pascal, fondateur de SensioGrey et SensioLabs, par ailleurs président de l’AACC digital, les agences de communication et de publicité fonctionnent plus en tribu, avec cette culture de la création. Mais, la crise sanitaire sera au télétravail ce que l’iPhone est au smartphone. Avec un avant et un après. La démocratisation de ce mode d’organisation est sur les rails. C’est un moment important. » Le regard jeté sur cette modalité a évolué en un temps record. « Le soupçon de faveur accordé à quelques-uns ne sera plus autorisé », commente également Stéphane Clousier, cofondateur de Castor & Pollux, agence spécialisée dans la communication digitale. Perçu comme une liberté nouvelle, le télétravail ne pourra plus être retoqué par les managers ou les RH – les réticents étaient nombreux jusque-là, tout particulièrement dans la fonction publique. En moins de deux mois, c’est devenu un droit acquis. Parfois même un devoir pour des directions qui s'interrogeront nécessairement sur les économies de mètres carrés que peut engendrer l'innocupation d'espaces de bureaux. Enclencher la marche arrière sera difficile. PSA l’a bien compris. Le constructeur a annoncé vouloir faire de cette modalité « la référence » pour ses employés hors production, soit 80 000 salariés. Les grèves fin décembre avaient servi, pour beaucoup d’entreprises, de galop d’essai. 

Outre-Atlantique, le « remote work » est également plébiscité. Selon une étude réalisée en avril dernier auprès de 1200 Américains, 43 % des salariés interrogés entendent travailler davantage à distance, une fois la crise du Covid-19 passée. Twitter a indiqué l’instaurer de façon permanente. Google et Facebook, autres Gafa, ont déclaré le maintenir jusque début 2021. Le pli est pris.

  • Le retour du middle management

Le coronavirus signe la mort des « to-do-list » et du « top-down ». « Le management directif ne fonctionne pas à distance, souligne Aude d’Argenlieu, directrice générale de l’Institut d’accompagnement psychologique et de ressources (IAPR), spécialisé dans la prévention et l’accompagnement des risques psychosociaux. On doit passer du verbe manager à ménager… L’environnement des collaborateurs diffère forcément du cadre d’un bureau, charge alors aux managers de travailler leur degré de tolérance par rapport à la disponibilité de leurs collaborateurs, l’autonomie qui leur est laissée. » Pour autant, l’heure est « au renforcement de la ceinture… managériale », comme l'exprime Loïc Jouenne. Paradoxalement, le déploiement du travail à distance va de pair avec une culture forte de la proximité, et un retour du middle management qui s'accompagne d'un rejet du concept de « flat organization », à l’organigramme plat. Le Covid-19 est un prétexte pour revenir à un management plus équilibré, incarné. « L’entreprise doit s’appuyer sur le middle management, proche de quatre ou cinq collaborateurs », analyse Camille Boudeau, senior manager talent acquisition chez Oodrive, éditeur de logiciels. Un mode de gestion managérial dit « en râteau » avec, également, de la communication ritualisée. « Il faut d'autant plus de verbe qu’on est à distance. On ne manage pas une équipe par mails », précise Jean-Marc Morel, associé chez RSM, cabinet indépendant d’audit.  

  • Des services d'écoute

0 969 370 240. Début mars, Bpifrance (Banque publique d’investissement) a mis en place un numéro vert pour accompagner les chefs d’entreprise à mieux traverser cette secousse tellurique. Ce dispositif d’écoute téléphonique a fait des émules pendant la période de confinement. Paris Habitat ou Madrigall (éditions Flammarion-Gallimard) l’ont découvert à cette occasion. « Les demandes des entreprises pour mettre en place un tel service à destination de leurs salariés ont été multipliées par trois, analyse Aude d'Argenlieu. Tous les secteurs d’activité sont concernés. Aussi bien des sociétés publiques que privées, des grandes et des petites. Les nouvelles demandes émanent de structures de moins de 50 salariés. »

Au total, plus de 20 000 connexions à un numéro vert ont été enregistrées en France sur le seul premier mois de confinement – soit un bond de plus de 50 % par rapport à un mois normal. La crise sanitaire a déclenché un phénomène de rattrapage par rapport au marché anglo-saxon. « À cette occasion, les entreprises ont pris conscience de l’enjeu de la santé mentale, première cause des arrêts de travail, commente Christian Mainguy, directeur général de Work place option (WPO) Rehalto. Ces dispositifs d’écoute ne constituent pas un gadget, mais bien un outil de management attaché à la qualité de vie au travail. Ils ne doivent pas servir qu’en cas de crise. » Bien souvent les dirigeants le paient déjà, sans le savoir. Un tel numéro vert fait partie du package du contrat de responsabilité civile de l’entreprise contracté auprès d’un assureur.

À Mazars, spécialisé dans l’audit et le service aux entreprises, pas de numéro vert externalisé mais des experts à l'écoute au sein du groupe. « Nos jeunes recrues recherchent de nouvelles formes d’accompagnement, explique Mathilde Le Coz, directrice des talents et de la transformation RH. Comment je me sens ? De quoi ai-je besoin ? Quelles questions se posent à moi ? Autant de points que nos collaborateurs peuvent aborder avec un référent, sans aucun rapport hiérarchique. Un référent “croisé” pour permettre d’avoir d’autres conversations comme si on ne s'y autorisait en temps normal. Initiée pendant cette phase atypique, cette évolution de la culture managériale nourrit un baromètre de ce qui se passe sur le terrain. Une pratique qui pourrait être pérennisée au-delà, après évaluation. »

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