Entreprise
En dix ans, la qualité de vie au travail s’est imposée comme l’une des thématiques fortes dans l’entreprise. Très dispersés, les acteurs économiques du secteur sont à la manœuvre pour être pris davantage au sérieux.

La vague de suicides chez France Télécom fait reparler d’elle, avec le procès médiatisé de son ancien président Didier Lombard. Vieille de presque dix ans, cette tragédie a eu au moins un mérite : avoir projeté le bien-être au travail au cœur des préoccupations des employeurs. Pourtant, selon un sondage réalisé cette année par Great Place to Work, un Français sur trois estime que les entreprises n’en font toujours pas assez en la matière (c’est quand même 10 points de moins qu’en 2018). Catalogués dans les mesures cosmétiques, le babyfoot installé entre deux portes et la distribution de bonbons ne sont plus jugés suffisants. Une question de maturité des salariés. « Les collaborateurs attendent aujourd’hui de leurs entreprises qu’elles les fassent avancer, eux », souligne Samuel Degoute, ancien « préparateur physique et mental de l'armée de l'air » désormais au service de la performance collective par le bien-être, avec sa société The Next Level Consulting. 

Spécialisée dans la location de bureaux, Kwerk, son ancienne société, s’apprête à doubler sa surface à Paris – tant la demande est au rendez-vous -, pour atteindre en 2020 les 23 000 m² « all included », avec des séances de yoga, du sport, du mobilier thérapeutique… Son segment : « le wellworking ». À partir d’une offre purement sportive, le CYD (pour « conquer your day ») se développe au rythme de la formation aux « soft skills », depuis le travail sur l’intelligence émotionnelle ou la prise de parole… Le bien-être au travail devient un mot- valise. On y trouve de tout. L’expression « approche holistique » est dans toutes les bouches. Le planning de Christophe Vigliano, fondateur d’Aequa Anima, est bouclé neuf ou douze mois à l’avance. Son crédo : la sophrologie, la méditation consciente ou... l’hypnose.

Le mal-être, 13 340 euros par an par salarié

Les organismes publics et para-publics s'emparent de la thématique, selon The Great Place to Work. L'État ne se désintéresse pas non plus du sujet, comme le prouve la commande, en 2010, d’un rapport Lachmann-Larose-Pénicaud, puis la signature en 2013 de l’Accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail. Sur le terrain des entreprises, les arrêts de travail, le manque de productivité, la redistribution des missions à opérer… tout cela finit par peser sur les comptes. D’après le groupe de santé et prévoyance Apicil et le cabinet Mozart Consulting, le coût moyen du mal-être au travail est de 13 340 euros par an et par salarié en 2018.

De plus, « l’aspiration de sens va crescendo, souligne Alexandre Jost, délégué général et fondateur de La Fabrique Spinoza. Les jeunes générations poussent les entreprises à se préoccuper de ces enjeux. Né dans les catégories socioprofessionnelles supérieures, ce mouvement gagne progressivement les employés et les professions manuelles par contamination positive. »

Les entreprises s’y mettent donc par opportunisme. À défaut, « leurs collaborateurs vont chercher leur bonheur ailleurs », résume Samuel Degoute. Une donnée importante dans un marché de l’emploi tendu – tout particulièrement pour les hauts profils. Ce qui n’a pas échappé à EY France, dont les trois quarts des effectifs sont des millennials. Depuis deux ans, la politique du groupe d'audit et de conseils, baptisée Everyday, a démultiplié les offres : sport avec Kwerk, consultation d’un ophtalmo ou d’un médecin généraliste, ateliers sur le sommeil ou le tabac, niveaux hiérarchiques raccourcis… « De 20 %, le turnover a reculé de trois points dans certains métiers, comme l’audit, se réjouit Audrey Deconclois, directrice des ressources humaines France. Et même sans chiffre à l’appui, nous en sommes convaincus, nos collaborateurs sont plus performants. »  Une stratégie payante : EY France est arrivée en tête du classement The Great Place to Work en 2019.

 

Un secteur qui se professionnalise

L’ « happycratie », pour reprendre le terme d'Edgar Cabanas, docteur en psychologie, et d’Eva Illouz, sociologue, est devenue un business, avec une myriade de très petites entreprises (TPE) qui se portent très bien. Un exemple : en 2018, market place d’activités sportives et créateur d’évènements, Windoo a levé 1 million d’euros. Une opération qu'elle s'apprête à renouveler pour étoffer ses équipes et étendre sa toile à l’étranger. En quête de reconnaissance, pour dépasser l’image des mesures gadget, ces différentes entités cherchent à se structurer. Après VivaTech, il faudra compter avec l’Happytech, une fédération d’une petite centaine d’acteurs et quelque 2 000 salariés au total qui mettent l’innovation technologique au service du bien-être.  

« Si on s’attèle tous au sujet, un point de PIB supplémentaire pourrait être dégagé, assure Samuel Metias, cofondateur d’Happytech et de Comeet, application créatrice de lien social. Pour une entreprise d'un millier de collaborateurs, les économies ainsi réalisées pourraient atteindre les 2 millions d'euros annuels. » Les acteurs du secteur phosphorent pour apparaître comme un vrai levier d’activité et de performances des entreprises. Et ainsi asseoir leur crédibilité. Ce n'est pas pour rien que The Great Place to Work a recruté un thésard pour plancher sur le ROI (return on investment) de la politique du bien-être...                                                                                        

Trois questions à…

Julien Pelletier, spécialiste de la qualité de vie au travail à l'Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT)

 

« Se focaliser sur la nature du travail »

Le développement du sport dans l’entreprise est-il une réponse adaptée pour améliorer la qualité de vie au travail ?

Face à un changement de poste ou de métier, ou bien encore devant une modification de l’organisation de son entreprise, un salarié sur deux dit avoir connu dans les douze derniers mois du stress au travail. Le changement a un impact sur la qualité de l’engagement des salariés et sur le stress ressenti. Faire du sport n’y change rien. Si les mesures prises ciblent la périphérie du travail, les problèmes de fond demeurent. On ne traite pas alors les causes, mais les symptômes. C’est simplement pour détourner l’attention. C’est aller au plus facile.



Sur quoi faut-il se focaliser alors ?

La question qui prévaut est la nature du travail, valorisante ou pas. Une heure supplémentaire pour négocier un contrat n’a pas le même impact qu’une heure à faire des photocopies, pour cause de matériel en panne dans la journée, par exemple. La mise en place d’un nouveau logiciel génère son lot d’incertitudes sur les nouvelles tâches à confier aux salariés, les besoins en formation, la mobilité qui sera finalement demandée... Mais l’entreprise n’est pas en capacité de le dire.



Est-ce le rôle des syndicats?

Le discours à tenir alors aux élus serait de leur demander d’expérimenter de nouvelles façons de faire et de noter des recommandations. Mais, ils sont capables de répondre qu’ils ne sont pas payés pour ça. Les jeux de posture en France sont prégnants. Or, la participation à la conduite du changement est un facteur de bien-être –  voire le principal.

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