Ressources humaines
Quelles sont les conséquences de l’affaire d'espionnage imaginaire sur les quatre victimes et les autres salariés? Eclairage avec Philippe Clogenson, l’ex-directeur marketing client, limogé à tort.

La nuit vient de tomber quand Philippe Clogenson pénètre dans le bureau du patron des cadres supérieurs de Renault, au siège de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). En ce jeudi 19 novembre 2009, le directeur du marketing client ne voit pas le coup venir. Chez Renault depuis quatre ans, ce jeune quinquagénaire est à la tête d'un service d'une trentaine de personnes gérant le centre d'appels, le programme de fidélisation, les bases de données marketing et l'Internet commercial. Et cela se passe plutôt bien. D'ailleurs, son dernier entretien d'évaluation, qui date de septembre, a de quoi le conforter: «Comme depuis novembre 2007, Philippe livre ses projets avec force et perfection.»

Pourtant, l'échange avec son supérieur hiérarchique tourne vite au vinaigre: ce dernier pointe une chemise bleue posée sur la table, qui contiendrait des preuves de corruption, des documents fournis par le service de sécurité du constructeur. Quand Philippe Clogenson demande à voir le «dossier», son interlocuteur refuse. Le directeur du marketing client est mis à pied de façon conservatoire et sera finalement licencié un mois plus tard, non pour faute grave, mais pour insuffisance professionnelle. Afin de ne pas se lancer dans une longue procédure et préserver sa famille, il signe une transaction et obtient huit mois de salaire. Cette affaire aurait pu en rester là et être classée définitivement dans la catégorie des «débarquements express de seniors», une pratique courante dans les entreprises.

Mais un an plus tard, le 25 février 2010, la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) contacte Philippe Clogenson. Elle souhaite l'auditionner à propos de l'enquête sur les trois cadres soupçonnés d'espionnage et licenciés par le constructeur. En quelques jours, l'ex-directeur du marketing client intègre le club des victimes de Renault. Il est lavé de tout soupçon par le procureur Jean-Claude Marin, puis par l'avocat du constructeur. Aujourd'hui, il attend une proposition d'indemnisation de son ex-employeur et des excuses publiques, sous la forme «d'un communiqué de presse ou autre».«Nos avocats sont en relation avec lui, des tractations sont en cours, confirme Frédérique Le Grèves, directrice adjointe marketing et communication monde de la marque au losange. Plus vite ce sera réglé, mieux ce sera.»

Un traumatisme pour tous les salariés du groupe

Tourner la page au plus vite de cette affaire calamiteuse, c'est le nouveau credo de Renault. Pour les victimes de ce mauvais polar, cela risque de prendre plus de temps. «Ils ont brisé en vol la carrière de quatre hommes, estime Philippe Clogenson. Tout comme probablement mes trois ex-collègues, je me disais que je resterais jusqu'à la retraite chez Renault. Comment une grande entreprise peut, à partir de dénonciations anonymes, constituer un dossier sur quelqu'un? Je trouve cela dingue que, dans une telle ligne managériale, personne n'ait pris le temps de vérifier trois, voire quatre fois ces informations. Y compris quand je leur ai adressé des copies de tous mes comptes personnels pour me disculper.»

Dans une entreprise de passionnés comme Renault, avec une culture forte et que l'on ne rejoint pas par hasard, l'affaire a ouvert en interne une crise de confiance sans précédent envers le management. D'autant que l'identification avec les cadres livrés en pâture est obligatoire: «Nous sommes tous des Michel Balthazard (trente-trois ans d'expérience)» ou des «Bertrand Rochette (vingt-deux ans de Renault)» pourraient clamer les quelque 130 000 salariés du groupe.

Un vrai traumatisme qu'a bien compris la direction de la société. «Nous sommes devenus défiants vis-à-vis de deux puis trois de nos cadres placés dans une position clé dans l'entreprise. Des cadres en qui, c'est incontestable, l'entreprise et moi-même avions eu confiance pendant des années», reconnaissait, il y a quelques jours sur l'intranet du constructeur, Patrick Pélata, le directeur général de Renault, dans une prise de parole rendue publique par la CGT. «Avec cette affaire, le personnel de l'entreprise, surtout en France et dans l'ingénierie, est ébranlé.» Dans cette déclaration, il s'engageait également à améliorer les pratiques managériales.

Réparation et départs pour réinstaurer une confiance

Après de tels errements, il faudra un traitement de choc et peut-être des démissions pour que la confiance revienne. «Tout le lien managérial a explosé, il ne peut plus y avoir de relation hiérarchique entre les personnes dans un tel contexte, analyse Loïck Roche, directeur adjoint de Grenoble Ecole de management et docteur en psychologie. Normalement, ce qui fait le lien hiérarchique, c'est le contrat. Là, il a été piétiné, les trois éléments qui rendent un lien contractuel vivant – le sens, la reconnaissance, les sentiments – ont été touchés. Quand on peut accuser des gens à tort et à travers, sans apporter de preuves, il n'y a plus aucun repère qui tient, c'est un management qui peut rendre fou.»

La réaction logique des salariés dans cette situation risque d'être le désinvestissement: «Par manque de confiance et par peur d'être la prochaine victime d'un mauvais coup, comme l'explique Loïck Roche. Pour que la confiance revienne, il faut qu'il y ait une vraie réparation par des actes lisibles, prévisibles, mais il faut aussi que des dirigeants partent.»

Retourner dans cet univers qui ne tourne pas rond? Pas question répondent pour l'instant à l'unisson les quatre anciens cadres de Renault. Philippe Clogenson, en particulier, a hâte que l'affaire se tasse pour relancer à temps plein sa recherche d'emploi: il est en quête d'un poste de directeur marketing multicanal ou digital. Et il préférerait enchaîner les entretiens avec les recruteurs que les interviews avec les journalistes…

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