Ressources humaines
Si les humoristes peuvent brocarder leur président dans les médias, pour un collaborateur lambda, c’est rarement une bonne idée. À moins d’avoir un patron qui se prend lui-même pour un clown…

«Bonjour je m'appelle Alexandre Bompard, j'ai 17 ans et demi. J'ai eu mon BEP de PDG en juin dernier. Mes parents m'ont dit "Qu'est-ce que tu veux pour ton examen?" : j'ai répondu une radio… J'aurais préféré un MP3 ou une chaîne hi-fi. Mais bon…» À peine arrivé à la direction d'Europe 1, Alexandre Bompard n'y a pas échappé. Depuis cinq ans, à la fin de la conférence de rentrée de la station, Nicolas Canteloup se paie la tête de ses employeurs. Une tradition pas toujours bien vécue par les prédécesseurs du jeune énarque.

«Alexandre Bompard, lui, a bien compris que cette moquerie n'était pas une menace pour son autorité, explique Laurent Glépin, directeur de la communication de la station. Nicolas Canteloup a carte blanche pour brocarder qui il veut dans ses interventions.» Cette année, c'est Didier Quillot, président du directoire de Lagarde Active, qui a été pris pour cible: l'humoriste l'a taquiné sur son physique imposant, en le qualifiant de «videur».

À France Inter, Stéphane Guillon et Didier Porte vont encore plus loin. De chronique en chronique, ils se font un plaisir de brocarder leurs patrons, Philippe Val à France Inter et Jean-Luc Hees à Radio France. «Le système de nomination présidentielle les rend victimes d'un soupçon automatique, explique Didier Porte. Ils sont perçus comme des menaces de remise au pas. Du coup, pour en avoir le cœur net, on s'amuse à les tester.»

Entre autres exemples, la chronique de rentrée de Stéphane Guillon du 11 janvier épinglant ses deux patrons. Philippe Val sur une citation tirée d'un article du Monde où il déclarait: «France Inter est une radio qui coûte cher à l'actionnaire, qui n'est pourtant pas très bien traité par la station.» Et le second pour sa Légion d'honneur. Résultat du test? Plutôt concluant. Jean-Luc Hees, interrogé sur cette chronique par LePoint.fr, préfère en rire. Tout en ne se privant pas, en guise de retour de bâton, de révéler le salaire que touche Guillon pour ses chroniques sur Canal+ (40000 euros par mois).

De son côté, Philippe Val, ex-directeur du journal satirique Charlie hebdo, a jugé la chronique «inacceptable», mais n'a pris aucune sanction contre l'humoriste. Pas plus qu'à l'encontre de Didier Porte, collaborateur de Siné hebdo, qui le malmène également dans ses chroniques. «Franchement, jusque-là, on a la paix, assure Didier Porte. Nous sommes protégés par notre statut de comique et nous pouvons dire à peu près ce que nous voulons sur notre hiérarchie.»

La porte ou le placard ?

Mais tous les patrons de médias ne sont pas aussi magnanimes. Ainsi Bertrand Meheut, le patron de Canal+, interrogé par Stratégies, reconnaissait en février 2006 avoir convoqué les auteurs des Guignols pour leur demander d'arrêter de cracher dans la soupe. Le message semble être passé cinq sur cinq… «Ça brocarde encore un peu à l'antenne, nuance Gérard Chollet, délégué CFDT à Canal +. Mais dans le quotidien des salariés, la déconnade, c'est bel et bien fini. Celui qui se moque de son chef, on lui montre la porte comme dans toutes les autres entreprises.» La fin du fameux «esprit Canal», en somme.

Jusqu'où un salarié peut-il se moquer de sa hiérarchie? «La liberté d'expression a valeur constitutionnelle, rappelle Benjamin Louzier, avocat spécialisé en droit du travail au cabinet Red Link. Une entreprise qui mettrait un collaborateur à la porte pour s'être moqué de son supérieur verrait son licenciement annulé. À moins que les propos aient été jugés injurieux, diffamatoires ou excessifs. Ce qui est rarement le cas.»

Peu de risques de licenciement donc, mais le danger de voir son évolution de carrière bloquée. C'est l'avis de Florian Sala, professeur de ressources humaines et de management à Skema Business School. Selon lui, le rire en entreprise, a fortiori aux dépens de ses chefs, est tout bonnement devenu impossible. «La parole libre et la liberté d'expression sont aujourd'hui bâillonnées dans l'entreprise, estime-t-il. Pour ceux qui se risqueraient à brocarder les chefs, c'est le placard assuré.»

Pas encore partout, heureusement. Chez Allociné, le directeur général Grégoire Lassalle se revendique comme un clown. Il faut dire qu'il l'a été pendant sept ans… Il s'affiche d'ailleurs ainsi en 4x3 dans le métro parisien pour les besoins d'une campagne de publicité. «J'ai l'habitude de vanner mes salariés et ils me le rendent bien, s'amuse-t-il. J'aime les voir rire, même à mes dépens. Dans le boulot, cela ne les rend que meilleurs.» Son autorité en tant que patron n'est-elle pas mise à mal? «Bien au contraire. Un clown n'est jamais ridicule, il n'est qu'un messager chargé de montrer ceux qui le sont vraiment.» Poil aux dents !

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