Quel désert affectif avons-nous créé pour attendre des marques qu'elles nous témoignent leur affection? Dans quel panneau sommes-nous prêts à tomber pour croire plus d'une fraction de clic que cette démonstration sentimentale est sincère? Qu'ai-je donc à faire d'une marque qui m'offre mon quart de seconde de célébrité? Le très bon article de Delphine Le Goff «Me, myself and I» publié dans vos colonnes le 5 septembre éveille quelques commentaires.

Il faut en effet manquer singulièrement de confiance en soi pour trouver la sérénité dans les preuves d'amour numériques que dispensent les réseaux sociaux en tous genres. Ou être sacrément hypocrite pour défendre avec conviction les ficelles du marketing de l'ego qui semble s'imposer partout comme une évidence. SFR substitue sa marque par des prénoms, Coca-Cola et Nutella personnalisent leurs packagings, Lanvin lance son nouveau parfum «Me». La ritournelle lancinante du «My» comme préfixe et comme Graal de l'attention portée à l'autre s'impose partout et dans tous les domaines: My Whopper, My SFR, My Renault, My Carrefour, My commerce Street…

Non, il ne va pas de soi que le rôle des marques consiste à flatter le Narcisse qui sommeille en nous. Le sens du client, inventé au milieu du XIXe siècle par Félix Potin, s'est bâti sur la vision d'un homme et sur la force de ses convictions en termes de service, de conseil et de modèle économique. Les clients aiment les marques non parce qu'elles sont serviles et obséquieuses, non pas parce qu'elles feignent l'inversion des rôles entre le client et le commerçant, mais parce que ce qu'elles délivrent, un produit et un service sans faille, ce qu'elles nous racontent nous touche, nous intéresse et fait autorité.

Il se crée 6 000 marques par jour. Qui peut croire que leur émergence passe par la réification lénifiante du consommateur ou par son infantilisation nombriliste? Cette tendance, nimbée de bons sentiments, surfe sur une idée mortifère où s'épuise l'imagination. «J'aime ma banque» proclame Fortuneo, mettant en scène le client tout sourire que nous servent tant de marques. Cette course à la personnalisation présente un véritable risque d'indifférence et d'indifférenciation. À trop contempler mon «moi», mon «moi» soda, mon «moi» burger, mon «moi» opérateur mobile, mon «moi» distributeur, mon «moi» moi, je vais personnellement bien finir par me lasser de moi et de la marque qui croit me faire passer ma vessie pour une lanterne. Alors, j'irai chercher autre chose, une autre musique, un frisson de nouveauté plus exaltant que mon propre reflet.

Les marques qui s'imposent l'ont bien compris. Elles s'affirment. Elles s'engagent et prennent parti. Elles comptent sur elles-mêmes en laissant de côté la démagogie et la mécanique réflexe du témoignage incarné. Elles nous embarquent dans leur monde et stimulent nos capacités projectives. Elles augmentent notre réalité au lieu de nous cantonner à ce que nous sommes. Elles nous invitent à franchir le miroir pour entrer dans leur territoire. Non pas à nous y mirer. Elles placent «le client au centre» (c'est un pré-requis) mais lui proposent des chemins de traverse qui l'amènent à découvrir autre chose que lui-même. Elles proposent un récit, une conversation plutôt qu'un monologue, une transaction, un échange, bref, une relation qui fait le charme du commerce et de la vie sociale. Le client est roi, ça ne fait pas de doute. Mais le roi attendait de Molière autre chose que son aimable portrait.

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