L'ère digitale et participative entraîne des mutations dont on n'a pas fini de mesurer l'ampleur. L'économie des échanges, dans ses formes et dans ses flux, se reconfigure: nouvelles formes communicationnelles entre les publics et les sources de discours «officielles» et également entre les individus eux-mêmes. Nouveaux rapports de force aussi: la «pression concurrentielle» se déplace des marques aux publics. Ces derniers, désormais eux-mêmes producteurs et émetteurs de discours, sont en concurrence entre eux: ils partagent, commentent, critiquent, votent, contestent, proposent. L'accessibilité quasiment universelle à la production et à la diffusion de contenus crée une concurrence généralisée entre tous les contenus et toutes les opinions. Tout lecteur peut être aussi auteur, et en rivalité pour sa popularité, son influence, sa réputation.
Ces nouveaux échanges dépassent de loin la sphère marchande et le marketing des marques. L'espace communicationnel se reconfigure autour de ce que l'on nomme, faute de mieux, la contribution, ou encore la participation. Derrière ces appellations opportunément vagues et vastes se dessine un ensemble de fonctionnalités et d'usages qui se propagent irrésistiblement dans la société. Toutes ces pratiques ont ceci d'étonnant qu'elles semblent s'imposer avec la force de l'évidence à ceux qui les utilisent. Si bien qu'on les adopte, sans les interroger quant aux enjeux de signification qu'elles portent.
Pourtant, ces pratiques communicationnelles de la «participation» relèvent d'une logique commune, celle de l'évaluation. Partager un contenu, publier un avis, noter ou voter… tous ces actes consistent à porter un jugement sur un sujet ou un objet, quel qu'il soit. Lorsque «j'aime» une vidéo, que je commente un contenu, que je note un film, une tendance ou un produit, je marque une position positive ou négative qui va s'agréger à celle des autres. Le «système» de traitement des données d'Internet, par sa logique même, produit de l'évaluation. La logique du moteur de recherche est une évaluation en soi, puisqu'elle sélectionne et hiérarchise dans une masse d'informations. La «curation» automatique des contenus est aussi un acte de jugement produit par le système, une évaluation passive, en quelque sorte.
L'évaluation est à la fois quantitative et qualitative. Nombre de «likes», nombre de vues, nombre de commentaires, articles les plus partagés, notation des derniers films… où qu'il aille, l'utilisateur est confronté à ce filtre évaluatif qui donne forme et efficience à une «opinion publique digitalisée», en temps réel. Toute une iconographie s'installe pour codifier cette évaluation quantitative: étoiles, échelles, grades et autres signes qui formalisent l'appréciation et le classement. C'est là la dimension collective de l'évaluation. À cela s'ajoutent les marques d'évaluation qualitative, qui passent par les jugements individuels, sous la forme de milliards de commentaires et d'avis publiés chaque jour.
L'activité évaluative donne le vertige car l'évaluateur est lui-même évalué par les autres. Ses avis sont notés et lui attribuent un statut, reflet de cette évaluation collective… Chacun peut voir son activité «sociale» sur Internet, évaluée au moyen d'une note globale qui sanctionne l'ensemble de son activité sur les médias sociaux et sa capacité d'influence (le «Klout Score»).
La marque du jugement et de l'appréciation influe ainsi de façon croissante sur la dynamique des échanges digitaux. Plus encore: par son extraordinaire diffusion, elle devient progressivement une «forme culturelle», qui marque notre époque globalisée et dématérialisée.
Cette spirale grandissante de l'évaluation soulève au moins deux questions. La présence généralisée de marqueurs d'évaluation modifie le rapport entre un contenu et son lecteur. On «reçoit» ce contenu à travers le filtre des jugements qui nous précèdent. La relation singulière et directe entre le «texte» et son lecteur s'en trouve ainsi modifiée. Il reste à déterminer dans quelle mesure ces jugements nous influencent.
La seconde de ces questions est d'ordre politique. Noter, voter, sélectionner, élire… ces actes diffusent des pratiques collectives de sélection et de désignation. En liant en permanence l'avis individuel avec ces processus de désignation collectifs, on assiste à une forme de «repolitisation» de la société par la sphère de la communication et de la consommation, avec un impact qui peut être positif sur la participation du corps social à la vie politique.
Cette revalorisation inattendue d'une sphère souvent décriée ouvre ainsi des perspectives intéressantes. C'est en tout cas l'hypothèse de travail que nous formulons, et qui prend corps dans un travail de recherche mené actuellement sur les formes et les mécanismes de l'activité évaluative. La société de l'évaluation est peut-être aussi celle de la remobilisation.