Les trois dernières décennies ont vu tour à tour la communication devenir l'instrument de pouvoir le plus efficace et le plus destructeur. Par sa capacité à forger des identités, à faire appel aux imaginaires individuels et collectifs, elle a accompagné l'ascension d'hommes politiques d'un genre nouveau et contribué à étendre les empires des marques. Le succès de ses méthodes a été tel que plus un élu, plus un patron, plus une marque ne sauraient aujourd'hui se passer de ses techniques mêlant savamment études consommateur, marketing, intelligence stratégique, créativité, analyse média, influence...
Le problème, c'est qu'à force de vouloir séduire l'opinion, à force de chercher les consensus et les adhésions massives qui font les élections ou les succès commerciaux, la communication a fini par devenir son propre objet. Aujourd'hui, la communication ne dit plus rien, à personne. Dans la bouche des politiques, elle se fait langue de bois sans saveur, sans aspérité et sans idée. Dans celle des entreprises, elle se fait discours insipide ou bêtifiant répétés à l'envi. Dans celle des marques, elle se fait le paravent absurde d'innovations factices et sans intérêt véritable. Enfin, dans celle des professionnels qui la pratiquent, elle se fait jargon informe et caricatural qui serait risible s'il n'était pas déprimant.
Des idées vaines...
Du «GRP» - indice de la performance média - au «CPM» - indice du contact effectif sur Internet -, la publicité rêve de toute-puissance alors que l'audience s'évade et se distrait. De la «conversation» au rêve de la communauté de fans, la communication imagine des marques transfigurées en «amies» avec qui on badinerait bien volontiers et pour qui l'on s'engagerait sans hésiter. Le monde digital aurait pu ouvrir la voie d'une liberté retrouvée; il est pour les communicants l'opportunité d'une conquête de la servilité, la «big data» offrant le rêve d'un individu devenu totalement prévisible.
«Vanité des vanités, tout n'est que vanité.» La communication se compromet à ne plus dire (ou faire dire) que des idées vaines: ces «ensemble», ces «pour vous», ces «futurs», ces «demain» et ces «maintenant» vides de sens et sans impact sur le réel. Ces idées vaines pourraient n'être que risibles à l'esprit critique. Leurs conséquences sont graves: c'est elles qui sont en grande partie responsables de la crise du politique que nous traversons et que rien ne semble pouvoir inverser; c'est elles qui accroissent le désarroi des salariés soumis aux insipides messages produits par les départements de communication des entreprises; c'est elles qui ont contribué à transformer nos désirs en pulsions et à faire de chacun de nous des consommateurs sans conscience, sans but, sans véritable illusion.
La révolte gronde. Les citoyens sont de plus en plus nombreux à bouder le politique et la politique, ou à voter pour les extrêmes. Les salariés utilisent tous les moyens qui sont à leur portée pour exprimer leur ras-le-bol. Et les consommateurs, dans un sursaut d'orgueil et de lucidité, sont de plus en plus nombreux à faire le choix d'une autre consommation, de la plus «douce» - la responsable qui questionne les marques et les entreprises sur leur engagement sociétal et environnemental - à la plus «dure» - la déconsommation qui assume sa radicalité.
Les autorités s'affaiblissent et la part des marques recule inexorablement dans la consommation. Les médias se décrédibilisent et l'entreprise devient à la fois l'ennemie et la responsable de la crise. Face à cela, quel communicant, quel annonceur, quel politique, quelle agence ou quel média peut prétendre continuer d'aligner ses paroles vaines?
... au pouvoir de transformer le réel
La critique n'a pas pour but de renoncer à la communication, ni même d'en limiter la part dans nos vies. Mais de revenir à sa mission. Les marques autocentrées ne démontrent plus leur utilité ou leur finalité. Les entreprises tiennent des discours opposés à leurs actes au lieu de dire leurs projets. Les politiques renoncent à dire leur impuissance et se réfugient dans le commentaire au lieu de rendre compte de leur espace véritable de choix et de décision. La communication ne peut être le cache-sexe de ces impuissances, d'une société en panne d'inspiration et de vision, d'un monde où l'incertitude empêche de penser.
Il est temps de redonner à la communication le pouvoir de transformer le réel. Pour cela, il faut lui redonner l'audace de faire des choix, de dire des choses, d'être spécifique, d'être clivante, de séduire certains et d'en agacer d'autres, bref, d'être vivante. Il faut dire non à la communication qui plaît à tout le monde pour réussir à impacter, à intéresser.
Il faut permettre à la communication de construire de la singularité et de l'identité, seules sources de valeur pour les marques, alors même que les études des instituts conduisent à l'indifférenciation et à un consensus mou, sans saveur et sans valeur. Il faut dire non à la demande et reconstruire une offre. Il faut dire non à la dictature d'une opinion qui n'en a plus et retrouver le rôle des autorités.
Il faut placer la communication au cœur des transformations pour les raconter et les faire vivre. Il faut lui redonner le pouvoir d'agir et non celui de maquiller l'inaction. Dans une société qui a besoin de futur, la communication doit se porter au chevet de ceux qui sont sur le point de renoncer au mouvement. Il faut dire non à ce renoncement et faire de la communication un instrument de création de valeur par la transformation.
Pour mener à bien ce combat, les communicants ont besoin de l'énergie créatrice venue d'autres disciplines: celle des artistes, des intellectuels, des créateurs, des philosophes ou encore des chercheurs en sciences humaines... La sincérité de leur regard, leur esprit critique, leur volonté d'avancer rendent possible ce sursaut.
Il ne faut ni s'opposer à la société de communication, ni la subir. En acceptant l'omniprésence de la communication, il faut simplement par exigence, par morale et par recherche de l'intérêt commun, lui faire jouer son meilleur rôle.