La prévention antitabac a longtemps tourné autour du pot avant de trouver la bonne formule pour inciter à ne pas fumer. On croyait que faire la morale aux fumeurs suffirait pour les dégoûter du tabac, mais les fumeurs n'écoutaient pas. Et puis on a commencé à parler du produit. De ce qu'il contient, et de ses conséquences. Et les fumeurs ont écouté. Il y a dix ans, par exemple, un million de Français appelaient un numéro vert pour connaître le produit mystère contenant la liste des poisons diffusés dans un spot à la télévision, et apprenaient, incrédules, qu'il s'agissait de la cigarette (campagne INPES 2002): «Comment a t-on pu nous cacher les propriétés scandaleuses de ce produit?»

En vérité, on ne découvrait pas les poisons, mais l'intérêt de les dénoncer comme on dénonce un produit défectueux. La liste des poisons de la fumée de la cigarette, connue pourtant depuis longtemps, devient scandaleuse pour le fumeur quand il juge la cigarette avec le regard du consommateur. Il faut donc parler au consommateur – le nouveau maître des marchés – qui sommeille dans le fumeur.

La prévention antitabac est plus efficace depuis qu'elle pratique l'antimarketing. Comme Monsieur Jourdain, beaucoup d'organismes antitabac dans le monde en font sans le savoir. Cette nouvelle méthode repose sur une inversion des principes traditionnels du marketing. Alors que ce dernier promeut le produit en faisant connaître ses qualités supposées, son alter ego incite à ne pas acheter en révélant les défauts dudit produit. L'antimarketing est un progrès majeur dans la prévention antitabac parce qu'il informe celui qui achète plutôt que de chercher à culpabiliser celui qui fume.

L'antimarketing est nécessaire parce que la cigarette est un produit entièrement fabriqué par le marketing. C'est en effet un tour de force de la part des fabricants d'avoir réussi à faire consommer à des milliards d'individus une substance aussi nocive.

A quelle cause s'est intéressé l'inventeur du marketing moderne, Edward Bernays, quand il est arrivé aux Etats-Unis dans les années 1920? A la cigarette, bien sûr, et à l'enjeu de l'époque qui consistait à inciter les femmes à fumer. Il y est parvenu sans grande difficulté en faisant défiler des pin-up dans New York cigarette aux lèvres pour associer tabac et émancipation des femmes. Quelques décennies plus tard, les marques de cigarettes sont aussi puissantes et désirables que les marques de parfum.

La première mission de l'antimarketing est de substituer à l'imagerie construite par les énormes investissements des industriels du tabac la vérité sur le produit. La déconstruction des imageries a été entreprise avec succès, en particulier aux Etats-Unis, grâce au programme Truth, qui mobilise les jeunes dans le militantisme dénonciateur contre l'industrie du tabac. L'antimarketing ne se contente pas de critiquer, il déconstruit et équipe le public en mécanismes d'autodéfense contre les idéaux fallacieux établis par les marques de tabac. L'aura émancipatrice de la cigarette se retourne et devient servitude.

Mais quel est le rôle de l'antimarketing s'il perd son ennemi? Les mesures récentes prises dans les pays les plus engagés contre le tabac consistent à priver totalement les marques de cigarettes de moyen de s'exprimer. L'ultime territoire où régnait encore la souveraineté des marques, le paquet de cigarettes, se voit lui-même investi d'avertissements sanitaires dont la surface augmente régulièrement et laisse à la marque une peau de chagrin. L'Australie s'apprête à priver totalement les marques de toute surface avec un paquet générique [lire Stratégies n°1678 du 10 mai 2012].

La marque a horreur du vide, la disparition de l'émetteur industriel fait émerger un nouvel émetteur préventif. Tel un passager clandestin qui aurait pris le volant à la place du conducteur, l'antimarketing devient le marketing. On voit émerger un nouveau produit paradoxal entièrement couvert d'injonctions à ne pas l'acheter.

Comment marketer un poison en vente libre, c'est-à-dire un produit qu'on n'ose pas interdire? Comment marketer un oxymore? A cette impossible question, les «messages sanitaires» apposés de force sur les paquets de cigarettes tentent de répondre en mutipliant les photos pathétiques des méfaits du tabac sur les organes des fumeurs, exhibés comme autant de trophées de l'antimarketing, qui a vaincu le fabricant sur son propre terrain.

Les messages sanitaires apposés sur les paquets de cigarettes sont-ils du bon antimarketing? Le choix du paquet comme «média» est judicieux puisque le fumeur l'ouvre et le ferme en moyenne quinze fois par jour. Les avertissements sanitaires, depuis qu'ils sont accompagnés d'images, ont produit un choc, mais les études montrent qu'ils s'épuisent très vite, lassent et ne sont plus regardés. Rien d'étonnant, car ces images «gore» sont devenues très banales dans les médias et ne surprennent plus personne.

Imagine t-on les mêmes messages sur des affiches? Comment rendre plus efficaces les avertissements sanitaires? En les considérant pour ce qu'ils sont: des publicités. Et en confiant aux publicitaires le soin de les concevoir. Le paquet de cigarettes est devenu le principal médium des campagnes antitabac et, à ce titre, mérite d'être traité comme tel.

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