Chronique

« Maître, votre piano n’arrivera pas ! Les transporteurs sont en grève. » La scène se passe le 24 janvier 1975 en Allemagne (oui, il y a des grèves en Allemagne), la veille d’un concert mémorable de Keith Jarrett : The Köln Concert. Refusant d’abord de jouer sur le piano de la salle, le pianiste de 29 ans finit par accepter à condition de ne pas jouer le programme prévu. Que va-t-il jouer ? Il ne le sait pas lui-même… Il fait les cent pas dans les coulisses, et attend la fin de la sonnerie de la salle pour entrer en scène devant 1 400 personnes… Quatre notes : sol, ré, do, la, rythment son impatience et lui donnent l’idée d’une improvisation de 66 minutes qui fera le tour du monde… « Je n’avais aucune idée de ce que j’allais jouer. Pas de première note, pas de thème. Le vide. J’ai totalement improvisé, du début à la fin, suivant un processus intuitif. »

Quelle place l’improvisation, l’intuition occupent-elles au sein de nos organisations ? De prestigieuses écoles forment des créatifs et des consultants de talents, le plus souvent sélectionnés et évalués en fonction de leur personnalité, de leur engagement, de leur capacité à avoir et à mettre en œuvre des idées. Mais que se passe-t-il lorsqu’ils arrivent dans nos agences ? Généralement parfaitement bien « on boardés », ils sont vite plongés dans un monde de méthodes, de process, de data, de persona, d’« études nous disent », de profilings, de mappings…

L’improvisation ne s’improvise pas

S’en plaignent-ils ? Pas vraiment. Dans un contexte de crise anxiogène et d’incertitude, toutes béquilles rassurent… Le problème, c’est que l’idée n’est pas l’enfant de la réassurance mais le rejeton du risque ! Et les agences ne sont pas des entreprises comme les autres. Elles s’apparentent plutôt à des troupes de théâtre, des formations de jazz où le live doit y être omniprésent. Ce sont des organisations où l’on doit constamment faire la chasse aux plats préparés, trop préparés ! Comment donc permettre à chacun de capter les quatre premières notes dans des organisations qui, loin de se vider, se remplissent d’une infobésité nous rapprochant plus de l’image du sumo que de celle du fleurettiste ? Définitivement notre erreur consiste à penser que les tableurs Excel peuvent faire oublier les tableaux de maître. 

Bien sûr, l’improvisation ne s’improvise pas. Que nous faut-il donc apprendre ? Sans doute l’art du vide, du creux, du silence et de l’attention. Celui qui permet les rencontres, le mimétisme, la transmission… C’est de cet art mystérieux du lâcher-prise que naissent les idées. Il faut observer de près le succès du Niksen, « l’art de ne rien faire » créé par des Hollandais, pas vraiment réputés pour leur oisiveté. Et n’est-il pas étonnant de constater l’exode massif des philosophes, écrivains, musiciens, poètes, femmes de lettres ? Que fuient-ils ? Le trop-plein d’informations inutiles, la surconnexion addictive et un Paris qu’ils ne reconnaissent plus, et qu’ils n’aiment plus. Que préservent-ils ? Un trésor qui leur appartient en propre: la fraîcheur, la distance, la capacité à s’interroger, à s’émerveiller… Ils ne viennent plus à la capitale que pour nous faire envie et partager leur propre chemin de créativité.

À La grande librairie, Sylvain Tesson et ses expéditions, Gaspard Koenig et sa jument, Agnès Desarthe et son pays de Caux, et tant d’autres, nous invitent à se « réserver une arrière-boutique toute nôtre, toute franche, en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude » (Montaigne). Écoutons-les, lisons-les, imitons-les. Alors, aurons-nous peut-être la chance d’entendre nous aussi, le tintement de la sonnerie signalant qu’ une porte s’ouvre. Celle de la boutique à idées.

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